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Les évêques
Le dernier survivant de Tibhirine

Publié le 02 décembre 2016

Le dernier survivant de Tibhirine

“J’avais promis à frère Jean-Pierre, dernier des moines de Tibhirine, de venir le voir à Midelt, au Maroc, où il vit depuis une vingtaine d’années. Promesse tenue en cette Toussaint 2016.”

Midelt, une ville du Maroc située au pied de l’Atlas, à quelque 150 kilomètres au sud de Fès. Les frères cisterciens y ont repris la maison des franciscaines. C’est là que vit le frère Jean-Pierre. Depuis longtemps, nous étions en lien et je lui avais promis que j’irais, un jour, le voir. Cette année, au détour d’une lettre, il m’avait écrit : « Vous m’avez fait cette promesse… mais n’oubliez pas que j’ai 92 ans ! »

Partis de Casablanca avec deux compagnons de route vers 5h du matin, nous sommes arrivés à 11h. Le monastère est gardé par la police mais son accès est très facile. Les moines avaient accepté de repousser jusqu’à midi la messe de la Toussaint.

Le frère Jean-Pierre Schumacher – c’est son nom – en a été le supérieur pendant plusieurs années, et son successeur, que nous avons eu la joie d’accueillir à Lyon, le 2 juin, jour de la fête des Martyrs de Lyon, se prénomme lui aussi Jean-Pierre (Flachaire). Cette petite communauté compte également un frère espagnol, un portugais et un autre français. Un ermite canadien vit à part et partage leur vie de prière.

A la messe, l’assistance ne dépassait pas dix personnes : quelques religieuses, des personnes consacrées de la ville et des montagnes alentour, et une étudiante. Le monastère accueille souvent des hôtes, mais ce jour-là il n’y en avait pas. La messe est d’une grande simplicité, belle dans sa pauvreté. Chacun fait un effort pour chanter le mieux possible sous la direction du frère responsable de la musique. Il y a une certaine joie à regarder le frère Jean-Pierre chanter… comme ses frères !

Les cisterciens vivent en silence, mais pour le repas de ce jour de fête, nous aurons le droit de parler. Un bel échange sur cette région de Midelt et sur le Maroc auxquels la vie et la prière des moines sont présentes, offertes et attentives. On voit, accrochés aux murs, plusieurs tableaux peints pour le monastère par un ami musulman, par exemple ce très beau duo de frère Amédée et de frère Jean- Pierre, les deux rescapés de la nuit du 26 au 27 mars 1996.

« Amédée est venu frapper à ma porte et m’a dit : “Il les ont tous emmenés.” »

Comment ont-ils échappé à cet enlèvement ? Le frère Jean-Pierre m’explique : « J’étais chargé de l’hôtellerie et c’est là que je dormais. Le gardien a emmené les ravisseurs directement au monastère. Les sept frères ont été enlevés et apparemment la porte de frère Amédée n’a pas été forcée. » Je demande : « C’est lui qui s’est caché sous le lit ? » Et frère Jean-Pierre de répondre : « Non, ça c’est une invention du film ! » – « Mais vous, vous n’avez rien entendu ? » – « Si, à l’hôtellerie, j’ai été réveillé par la voix de frère Christian (de Chergé), qui demandait : ‘‘Qui est le chef parmi vous ?’’ J’ai pensé que c’étaient des combattants qui venaient de nuit demander des médicaments, ce qui arrivait assez souvent. Cela m’a rassuré et je me suis rendormi. Mais une demi-heure plus tard, frère Amédée est venu frapper à ma porte et m’a dit : ’’Ils les ont tous emmenés.’’ Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. »

Le soir, aux vêpres, nous retrouvons à peu près la même assistance qu’à la messe. Entre temps, j’ai pu découvrir le monastère, la bibliothèque, la salle du chapitre, la cuisine et cette merveilleuse Baha, la cuisinière qui est aussi un peu l’âme de la maison.
Le repas du soir a lieu dans le silence et il est suivi d’une belle rencontre communautaire. On m’invite à parler du diocèse de Lyon, de l’Eglise de France, mais surtout, bien sûr, de cette magnifique journée du 17 septembre.

Je raconte donc la conférence d’ouverture par Mgr Tessier sur les belles et nombreuses figures de musulmans qui ont résisté au déchaînement de violence de cette décennie terrible. Puis la rencontre des familles humaines et religieuses des moines et des douze autres prêtres, religieuses, évêque, assassinés pendant cette période, et le repas partagé. L’après-midi, le temps de prière à la grande mosquée de Lyon, où le recteur a invité Mgr Desfarges, évêque de Constantine, à exprimer sa prière – ce qu’il a fait en arabe, puis en français. Tout le monde s’est ensuite retrouvé à la messe à Fourvière, à 17h30, avant le grand repas islamo-chrétien qui a réuni plus de 400 personnes dans les jardins de l’archevêché. Temps d’amitié, de convivialité, de musique, de discours et d’échanges. Un rassemblement et des rencontres vraiment inhabituels. Pour moi, le plus beau cadeau a été la présence de la maman et de la soeur de Mohamed, ce jeune musulman qui rendait des services à Mgr Claverie et qui est mort avec lui dans l’attentat du 1er août 1996.
Le récit se serait volontiers poursuivi, mais il était temps d’aller se coucher car, chez les trappistes, l’office des matines commence à… 4 h.

« Votre venue, c’est l’Eglise qui bénit ce que j’ai vécu depuis la mort de mes frères. »

Quand j’arrive à la chapelle, plusieurs moines sont déjà là, et voici notre frère Jean-Pierre qui prend sa place « comme tous les jours », m’avait prévenu le frère prieur. Le 2 novembre, c’est la journée de prière pour les défunts. Au lendemain de la Toussaint, on demande à Dieu que tous nos morts rejoignent la grande famille des saints. Les psaumes et les lectures s’enchaînent. Quand arrive la fin de l’office, je me dis… que j’ai un bon moment pour aller me recoucher avant la messe de 7h. Mais le frère Jean-Pierre s’approche et me dit : « Il faut que je vous parle. » La question est résolue.

Et il va parler, parler… un enchantement ! J’avais l’impression que c’était une voix du Royaume qui arrivait directement à mes oreilles. En fait, il commence par se mettre à genoux… comme un jeune homme ! Et il me dit : « Votre venue, je l’attendais depuis longtemps. Pour moi, c’est l’Eglise qui bénit ces vingt dernières années, tout ce que j’ai vécu depuis la mort de mes frères de Tibhirine. » Je lui parle de saint François : « Quand il a appris le martyre des premiers franciscains au Maroc (XIIIe siècle), il s’est écrié : ‘‘Maintenant, je puis dire en vérité que j’ai cinq véritables frères au paradis !’’ » – « Mes frères aussi sont au paradis, a soupiré le frère Jean-Pierre. Et moi je suis là, je poursuis ma route. Pourquoi ne suis-je pas parti avec eux ? Parfois, je me dis que c’est comme dans la parabole : quand l’époux est passé, ma lampe devait être éteinte… »

Puis nous revenons sur beaucoup de détails de l’époque. La présence du frère Bruno, venu de Fès pour les élections, les tiraillements qui existaient dans la communauté – ce qui est normal mais pas toujours facile à vivre. « En fait, précise frère Jean-Pierre, nous, les plus âgés, nous voulions rester, mais les plus jeunes pensaient que c’était trop imprudent, qu’il fallait partir. Et Christian était tiraillé. »

Dans la conversation, je demande à frère Jean-Pierre : « La phrase qu’on entend dans le film : ‘’On ne t’a pas élu pour que tu décides tout seul’’, a-t-elle vraiment été prononcée ?’’ » Il répond aussitôt : « Oui, bien sûr, c’est moi qui ai dit cela ! Ce qui est magnifique, c’est que, même si nous n’étions pas d’accord et que nos arguments s’entrechoquaient, finalement nous sommes arrivés à l’unanimité, une décision de tout le monde ! Le frère Bruno nous a beaucoup aidés pour cela. »

J’écoute, j’écoute… Peut-être aurais-je dû enregistrer cet échange ? En tout cas, il reste gravé dans ma mémoire et dans mon coeur. J’ai bien vu que dans le sien, le diocèse de Lyon était très présent : « Avant d’entrer au monastère, j’étais mariste. J’ai fait mes études à Sainte-Foylès- Lyon, dans la grande maison juste à côté de La Mulatière, et j’ai été ordonné prêtre à Lyon. Ce diocèse reste très présent à ma prière. »

Ce qui est sûr, à mon avis, c’est que lorsqu’il sera arrivé « à la maison », frère Jean-Pierre continuera de veiller sur nous !

Par le cardinal Philippe Barbarin

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