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Les évêques
Le ministère pastoral en dehors du cadre paroissial

Publié le 15 janvier 2018

Le ministère pastoral en dehors du cadre paroissial

Les mutations des demandes spirituelles des fidèles et la joie pastorale d’accompagner des ferveurs nouvelles.

Commençons par remarquer que, de même que la situation de nos vieux pays chrétiens d’Europe en général et que celle de la France en particulier sont en profonde mutation, notre évangélisation, notre présence d’Eglise doit, elle aussi changer. Pour préparer cette conférence, je suis allé voir dans le concile Vatican II ce qui concerne la paroisse. J’ai été assez surpris de me rendre compte qu’il en était très peu question. Dans mon édition, il y a deux titres où le mot paroisse apparaît : dans la constitution sur la liturgie, à propos de la liturgie en paroisse, et dans le décret sur les évêques, à propos de la création de paroisse. Le paragraphe le plus intéressant, concernant la paroisse se trouve dans le décret sur l’apostolat des laïcs mais il s’intitule « les communautés ecclésiales » et le paragraphe ne se limite pas aux communautés paroissiales. Dans ce paragraphe, il est dit : « La paroisse offre un exemple remarquable d’apostolat communautaire, car elle rassemble dans l’unité tout ce qui s’y trouve, en elle, de diversités humaines et elle les insère dans l’universalité de l’Eglise » AA10. C’est d’ailleurs ce que remarque Philipp Müller dans la revue Lumen Vitae de février 2017 lorsqu’il précise que « si l’on prend en considération dans le dernier concile la question des formes de sociabilité chrétienne, on est frappé de voir que la paroisse n’y occupe qu’un rôle marginal, à l’exception d’une longue insertion dans l’article 26 de Lumen Gentium. L’attention du dernier concile porta avant tout sur le diocèse…. Le concile n’évoque pas une hypothétique alternative entre forme sociale paroissiale ou non paroissiale » Un peu plus loin il attenue son propos en précisant que « Le concile n’a aucunement fait une croix sur la paroisse, mais il la présuppose évidemment. Dans son écrit programmatique Evangelii gaudium, le pape François consacre également un article à la paroisse. Il mentionne justement ce qu’elle garantit : « La paroisse est présence ecclésiale sur le territoire. » EG28

A partir de cette remarque préliminaire, je voudrais maintenant, à la lumière de mon expérience au Puy et à Lyon, réfléchir sur le rôle de certains lieux, qui se trouvent soit à la périphérie de la notion de paroisse, comme les maisons d’Eglise ou les sanctuaires qui peuvent, ou non, faire partie des structures paroissiales, soit en dehors, comme les routes de pèlerinage et particulièrement celui de saint Jacques de Compostelle et les monastères ou maison religieuses.

1.   Les maisons d’Église

Pour reprendre les termes du décret sur l’apostolat des laïcs, je dirais que les maisons d’Eglise son des communautés ecclésiales qui offrent des propositions complémentaires aux propositions paroissiales. Si la communauté paroissiale se caractérise par sa diversité, puisqu’elle a pour mission, non seulement d’assurer la présence de l’Eglise sur le territoire, mais aussi de faire se croiser différents âges, différentes catégories socio-professionnelles et des fidèles vivant des vocations ou des situations très différentes, les maisons d’Eglise se caractérisent par une singularité de proposition. Ainsi trouve-t-on des maisons de la famille, des maisons de la santé, des maisons des arts…qui sont, pour les fidèles concernés par ces différentes réalités, des lieux d’écoute, de réponses à leurs questions, de débats et de réflexions autour des thématiques concernées. Remarquons cependant qu’elles vont rejoindre davantage ceux de ces catégories qui ne se retrouvent pas dans la notion de paroisse au sens strict ou qui veulent trouver un lieu de vie ecclésiale en dehors du cadre paroissiale. En effet, de manière habituelle, il est normal que la paroisse soit accueillante à toutes les réalités, aux médecins comme aux artistes, aux familles comme au célibataires, aux jeunes comme aux plus âgés. On vient donc dans une maison d’Eglise, pour rencontrer des personnes qui ont les mêmes préoccupations, des personnes qui nous ressemblent. Nous verrons d’ailleurs au fil de notre propos que cet aspect concerne, d’une manière ou d’une autre tous les lieux d’Eglise non paroissiaux dont je vais parler tout au long de cette conférence. Toutes les personnes qui fréquentent ces lieux ont quelque chose en commun qui n’est pas uniquement leur foi.

Pour décrire la maison des familles du diocèse de Lyon, j’ai demandé à son directeur, Thierry Veyron la Croix de m’en faire une brève description : voici ce qu’il m’a répondu :

Expérience de la Maison des Familles de Lyon

« La Maison des Familles est née de la convergence de trois éléments : le constat d’une très grande fragilité actuelle de la famille, de l’appel de l’Eglise à soutenir et aider les familles – Familiaris Consortio, La Lettre aux familles, et plus récemment un appel encore plus clair avec Amoris Laetitia –, et enfin du désir d’un couple de construire cette maison, qui rejoignait le désir de leur évêque de prendre soin des familles.

Dès l’origine du projet s’est posée la question de la place de cette mission : une paroisse avec une branche « couple et famille » particulièrement développée, ou bien une maison des familles en parallèle de la paroisse, ou bien encore une « paroisse – maison des familles », en favorisant l’unité et l’articulation des deux entités. Le souhait immédiat du cardinal s’est porté immédiatement sur cette dernière option.

La question de la place de l’annonce explicite a été aussi cruciale, et finalement nous y avons répondu de manière assez simple, réponse confirmée par Amoris Laetitia : « Voilà pourquoi, sans doute, notre tâche pastorale la plus importante envers les familles est-elle de renforcer l’amour et d’aider à guérir les blessures. »  (AL 246). Faire grandir l’amour, c’est évangéliser ! Et lorsque cela amène des personnes à s’interroger sur leur vie spirituelle, alors la paroisse est là pour jouer tout son rôle plus explicite. C’est là que paroisse et maison des familles s’articulent et se complètent : la maison des familles n’est pas une alternative à la paroisse, mais une manière pour une paroisse de devenir ce que toute paroisse est appelée à être : « La paroisse est une maison de familles, fraternelle et accueillante. » (Christi Fideles Laici 26)

L’intérêt immense de la maison des familles est d’être un lieu ouvert sur le monde, qui accueille les personnes de manière inconditionnelle et permet en ce sens de rejoindre les périphéries. Elle porte le souci de sortir du schéma « les cathos parlent aux cathos ». Elle se met au service des personnes, des couples et des familles, adressant cette question à ceux qui la fréquentent : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Mc 10,51. Bien sûr, on pourra dire qu’il en est de même d’une paroisse : seulement, les représentations de nos contemporains étant ce qu’elles sont [1], certains ne franchissent pas la porte des églises ni d’une maison paroissiale, mais franchissent celle de la maison des familles. Il ne s’agit pas ici de « cacher » notre identité chrétienne, mais de la laisser à sa juste place : ni cachée, ni portée comme un étendard.

Nous n’avons rien inventé de nouveau : la maison des familles se fond dans la tradition sociale de l’Eglise. L’Eglise se met ainsi au service du monde (Mt 25), en s’ajustant à la culture contemporaine, en particulier concernant le respect d’une laïcité juste, et au travers d’une action d’évangélisation par l’accueil et le service dépourvue de prosélytisme.

Ce ministère n’est donc pas dans le cadre paroissial proprement dit, mais il élargit ce cadre, car il y a toute sa place. Pour bien le vivre, la petite communauté qui vit ce ministère, comme toute communauté chrétienne, doit se maintenir en bonne santé. C’est pour cela qu’elle est particulièrement attentive à vivre de la fraternité, de la prière, que les personnes soient au service, que ce service soit pour elles source de joie et de croissance personnelle, et que d’abord, elles aiment les personnes qu’elles servent. (Act 2,42-47, et 1Co 13,2) »

Les autres maisons : les autres maisons d’Eglise ont des missions qui leur sont propres en fonction des offres. A Lyon, une maison de la santé propose aux professionnels de la santé, non seulement un lieu de rencontre et de prise en compte de la spécificité de leur métier, mais aussi un lieu où ils pourront recevoir des réponses à des questions spécifiques concernant les problèmes bioéthiques par exemple. Une maison des artistes est également envisagée. Dans chaque maison, la spécificité d’un engagement professionnel est prise en compte et se vit de façon complémentaire à l’offre paroissiale.

2.   Les sanctuaires

Le sanctuaire est considéré comme un lieu complémentaire de l’offre paroissiale pour plusieurs raisons :

  • Il accueille des personnes qui n’ont aucun lien avec nos paroisses ni avec nos mouvements et qui viennent soit parce qu’ils choisissent de venir dans un lieu qu’ils qualifieront de sacré, soit parce qu’à l’occasion d’une activité touristique, il franchiront le seul du sanctuaire sans pour autant se considérer comme des fidèles.
  • Il accueille des fidèles qui ont un lien régulier avec leur paroisse mais qui, à l’occasion d’une fête, d’une célébration, d’une occasion particulière, choisissent de venir. Ils sont donc conscients que le sanctuaire leur offre quelque chose de différent, de complémentaire.
  • Il accueille des catholiques pratiquants qui fuient leur paroisse parce qu’ils y sont trop connus et qu’ils ne veulent pas être vus, parce qu’ils n’aiment pas la liturgie proposée dans leur paroisse, ou parce qu’ils ont vécu un conflit avec leur curé ou une autre personne de la paroisse.

Evangéliser dans un sanctuaire, c’est rejoindre les autres, quels qu’ils soient sans aucun a priori, sans aucun jugement et les conduire paisiblement vers la rencontre avec le Seigneur, par le moyen des sacrements quand c’est possible, par le moyen d’un accueil personnel et d’une écoute, par le moyen des sacramentaux souvent, par le moyen de la paraliturgie aussi. Je ne vais pas m’arrêter sur les deux premiers aspects sinon pour dire que la compassion est une attitude spirituelle indispensable quelles que soient les situations. En l’espace d’une heure peuvent se succéder dans le lieu d’accueil, des divorcés remariés puis des fidèles de la fraternité saint Pie X, des diocésains qui viennent se plaindre de leur curé, des homosexuels, des étrangers, des prêtres, des musulmans. Nous n’avons pas, comme recteurs ou chapelains d’un sanctuaire, le même rôle qu’un curé de paroisse. Nous avons la liberté de celui qui donne une parole passagère. Nous n’avons pas la mission d’éduquer dans la durée. Nous devons être profondément conscients que ce n’est pas nous qui faisons le travail, le vrai, le travail en profondeur. Notre mission est une mission de paix : essayer d’aider les personnes à retrouver la paix intérieure en répondant à leurs questions, en ayant cette charité du Christ qui se mettait à la place des gens, qui essayait de voir les choses de leur point de vue, pour bien les comprendre sans les juger. Et finalement les orienter vers une autre personne qui peut être leur accompagnateur spirituel, leur curé, mais aussi leur voisin chrétien, le mouvement qui accompagnera la difficulté qu’ils sont venus présenter ou déposer devant le Seigneur en franchissant la porte du sanctuaire.

Pour les autres, ceux qui viennent en touristes, on utilisera volontiers le moyen des sacramentaux pour établir la rencontre : « qui est la personne à qui vous allez offrir cette jolie médaille ? Voulez-vous que nous priions pour elle… »

Un autre moyen que j’utilisais souvent au Puy pourrait être rangé dans la catégorie de la para liturgie, qui va de la veillée de prière animée jusqu’au visites artistiques du sanctuaire. Je vais décrire les visites poétiques et musicales qui nous organisions dans la cathédrale :

Les touristes sont accueillis le soir à 21h sur les marches de la cathédrale par un medley de musiques de Georges Brassens réorchestré pour des musiciens de Jazz. L’intention est de réunir, de faire l’unité du groupe. Cet instant musical profane ne choque personne, même les catholiques plus traditionnels dans la mesure où ce petit concert est proposé à l’extérieur de l’église. Le choix des morceaux ne laisse rien au hasard : l’auvergnat, Je me suis fait tout petit, auprès de mon arbre, trompettes de la renommée. Ce medley rejoint ainsi obligatoirement le visiteur dans une des expériences de sa vie. Ce moment invite à la joie paisible, il est un accueil. Ensuite commence la visite poétique et musicale proprement dite. La mise en scène est travaillée et le texte, même lorsqu’il a l’air tout à fait spontané, est en fait écrit en totalité. Il s’agit d’un spectacle qui n’en a pas l’air. La visite utilise le cadre historique, archéologique, artistique pour donner un enseignement sur la parole de Dieu, les sacrements, l’Eglise, l’Incarnation et la Rédemption et la prière. Il est accompagné de lectures d’un poème mettant en scène un pèlerin, ancien prisonnier, sorti d’une prison parisienne qui raconte son expérience spirituelle et sa conversion. Il raconte son pèlerinage de Paris au Puy en nous faisant vivre avec lui son évolution spirituelle, ses doutes, ses luttes, ses souffrances, ses découvertes. Là aussi, il s’agit de rejoindre le pèlerin dans ses grandes expériences et de l’entrainer à la suite du pèlerin à se laisser toucher par la rencontre avec le Seigneur. A partir du moment où j’ai explicitement accueilli croyants et non croyants, où je les ai invités à se laisser guider par le poète et à entrer dans son cheminement, ils restent absolument libres, ne se sente pas obligés ni manipulés et vivent presque toujours cette expérience comme très positive. Les musiques interprétées par les 3 musiciens puisent dans le répertoire sacré juif et chrétien et permettent un accueil de ce qui vient d’être dit, une assimilation et une appropriation. Le tiers de la visite se passe devant la Vierge noire et le tabernacle. Le responsable de la visite n’intervient plus, mais laisse seule la musique répondre au poème qui est devenu une grande prière du pèlerin prisonnier au Seigneur et à la Vierge. Aucune prière n’est proposée à la fin pour que les touristes ne se sentent pas manipulés, et pour ne pas interférer dans la relation qui s’établit entre Dieu et chacun des visiteurs, mais un temps de silence et une possibilité de rencontre avec le prêtre ou les autres bénévoles. A la fin de la visite l’activité du lendemain soir, qui est presque toujours une veillée liturgique est proposée.

Cette visite, paraliturgique dans la mesure où elle accueille les touristes là où ils en sont pour les faire entrer dans une relation personnelle avec le Seigneur à été le résultat d’une réflexion plus profonde qui a été menée dans le cadre du théâtre des Pléiades que j’ai dirigé avec un ami comédien pendant 10 ans. Cette structure, entièrement professionnelle, avait pour vocation de proposer des spectacles autour du sacré, dans le but d’ouvrir à la discussion. Le thème en était : le sacré en questions. Notre intention était d’ouvrir le cœur des spectateurs par l’interrogation, l’émotion artistique avant de leur proposer des réponses d’évangélisation. Le constat était que si dans une civilisation chrétienne l’art illustre l’Evangile, dans une civilisation non chrétienne, l’art prépare l’évangélisation en éveillant le cœur et en le disposant. Vouloir faire de l’évangélisation directe à partir du théâtre c’est courir le risque de ne s’adresser qu’à des spectateurs déjà convaincus et dans manquer le rendez-vous de l’évangélisation. Chaque spectacle « croisait » plusieurs arts : théâtre, musique ou danse et se terminait par un temps de rencontre avec les artistes, le directeur du théâtre et un invité, souvent philosophe ou écrivain. Le temps de rencontre était « pour ceux qui le souhaitaient », mais sur toutes les saisons que nous avons proposées, plus de 80% des spectateurs participaient au débat qui suivait.

Il me semble que la mission du sanctuaire est d’explorer des voies nouvelles pour entrer en contact avec les gens.

Tous les moyens sont bons dans la mesure où ils respectent le lieu et les personnes. Parmi les bénévoles n’hésitons pas à utiliser les dons et les charismes de chacun en prenant le temps de les découvrir : des sœurs proposaient aux touristes de leur calligraphier un passage de la Bible avec leur prénom, des bénévoles proposaient des visites, d’autres accueillaient au camino, lieu d’accueil des pèlerins ou animait le bar du sanctuaire, espace de rencontre dans un cadre historique. Certains jeunes avaient formé un petit groupe de musique de chambre et jouaient sur les marches, d’autres assuraient l’animation des célébrations. Dans un sanctuaire, nous avons besoin de vivre une expérience de rencontre avec le Seigneur, mais qui ne soit pas du même type que celle qui nous vivons dans les paroisses, sans pourtant que cette expérience ne nous éloigne de nos lieux habituels de vie ecclésiale. Au contraire les lieux périphériques doivent renvoyer aux lieux habituels. J’ajoute qu’une des règles pastorales fondamentale est valable ici comme elle est valable dans tous nos lieux d’évangélisation : vivons ce que nous proposons. La communauté ecclésiale doit vivre la fraternité entre ses membres, la charité, la prière, la formation pour que l’évangélisation ne soit pas une technique mais un rayonnement.

Le pèlerinage lui-même ou le chemin comme un sanctuaire

Le pèlerinage vers Saint Jacques de Compostelle a connu une évolution spectaculaire en France depuis la fin des années 90. Chacun, tirant la couverture à soi a essayé d’expliquer, parfois sans aucune objectivité, les raisons d’un succès. J’inclue l’Eglise dans ces tentatives maladroites de récupération, mais aussi ses détracteurs qui ont trop vite laïcisé ou minimisé le sens de ce renouveau gommant proprement la dimension spirituelle pour en faire un simple phénomène de retour à la nature ou de fuite d’une vie trop stressante. Ces raisons ne doivent pas être écartées a priori ; mais, si elles expliquaient, à elles seules, les raisons du succès, il y aurait aussi 300 000 personnes sur le chemin de Stevenson. La soif de sens en général, la fuite de vies trop axées sur des valeurs matérielles, la souffrance d’une humanité qui a besoin de paix, de vie intérieure sont des motivations que j’ai pu constater dans mon expérience au départ du chemin français le plus fréquenté.

Au Puy, une grande partie de mon activité consistait à rencontrer les pèlerins, souvent la veille de leur départ, soit dans l’intimité du confessionnal, soit dans la cathédrale ou ses abords, soit dans le lieu d’accueil des pèlerins, le Camino. Rapidement dans la conversation, je les interroge sur les raisons de leur départ, sachant qu’il s’agit bien plus d’établir le contact que de connaître les raisons de le leur départ. En effet beaucoup, pour ne pas dire la majorité, ont une raison « officielle », pour l’extérieur, et une raison intime qu’ils ne dévoilent que rarement. Cette séparation qui s’établit sur le chemin, entre la raison officielle et facile à communiquer parce que correspondant à un schéma social indentifiable et la motivation intime, presque inavouable, fausse les études sociologiques et disqualifient les statistiques. Ainsi des personnes qui m’ont expliqué, dans la cathédrale du Puy, avec beaucoup de conviction, qu’ils partaient pour faire des rencontres, pour se reposer, pour déstresser, pour faire du sport ou avoir un contact avec la nature, lorsque je les rencontrais en tête à tête m’avouaient presqu’honteusement la vraie raison, qui est du domaine de l’intime. Des difficultés de couples en passant par une retraite mal acceptée, une promesse, une maladie ou une rencontre qui a tout changé, ces raisons peuvent être rapprochées d’une quête de sens. Elles se résumaient très souvent par les affirmations suivantes : « je veux donner du sens à ma vie », « je veux trouver un nouveau sens à ma vie », et même parfois : « je veux changer de vie ». Même ceux qui affirment, avec fierté, qu’ils font le pèlerinage pour des raisons religieuses cachent quelque chose de plus intime.

La question que nous pouvons nous poser est la suivante : « qu’est ce qui fait qu’une raison est intime ? Inavouable ? N’allez pas chercher de gros péchés bien croustillants ! Dans un milieu professionnel, sportif, artistique où la question de la laïcité est très importante, la foi est inavouable. Dans un milieu très religieux, ce sera telle difficulté conjugale qu’on ne pourra pas rendre publique. Tel père, qui marchait avec son fils adolescent m’a avoué, honteux, qu’il faisait le pèlerinage pour réussir à lui dire qu’il l’aimait…comme un père. Des motivations belles, valorisantes objectivement peuvent être subjectivement inavouables pour des raisons obscures ou difficiles à expliquer.

Le pèlerinage à Compostelle permet d’exprimer, symboliquement, c’est-à-dire réellement, ce que notre société, pour différentes raisons, a du mal à entendre. A la messe des pèlerins 80% sont non-pratiquants. Certains sont même non-croyants ! Ils viennent quand même. Je les reconnais les non-croyants. Ils sont au fond de la cathédrale, les bras croisés, fiers et méfiants au début et émus à la fin ! Parfois même baignés de larmes qu’ils essayent maladroitement de sécher avant la bénédiction finale pour revêtir proprement l’apparence de la raison officielle, pour entrer dans la sphère publique.

Nos pays occidentaux ont opéré une séparation entre la sphère privée, le domaine de l’intime où l’on peut vivre ce que l’on veut ou l’on peut croire ce que l’on veut et la vie sociale, parfois assimilée à la sphère publique, lieu de la raison. Il y a d’un côté un lieu où vous pouvez être vraiment vous-mêmes, et d’un autre le lieu de votre manifestation officielle. Il n’y a qu’un pas pour considérer que le lieu intime est le lieu de la vérité, le lieu où je peux aimer vraiment, croire vraiment, être moi-même parfois jusque dans l’abus et que la vie sociale est le lieu du mensonge, de l’apparence d’un succès ou d’une respectabilité après lesquelles on court jusqu’à perdre la santé et le sens de sa vie. Sur le chemin, au départ, les deux sont clairement identifiés et encore très présent. Au fur et à mesure du chemin, les deux se rejoignent, une unité intérieure se réalise, une paix, au gré des rencontres et des moments de solitudes. La nature y joue son rôle, et l’architecture, et même la messe du départ, comme la touchante hospitalité de ce couple de retraité qui vous ouvre leur porte…et leur cœur. Vous êtes touchés, vous avez le droit d’être vous-mêmes sans être jugés. Même le domaine des émotions est pris en compte. L’intériorité et l’extériorité peuvent enfin communiquer après avoir été trop souvent séparés. L’engouement est lié aussi au fait que cette sphère publique, ce domaine de la vie sociale, de mon image extérieure, est un peu desséchante. Ce lieu de la raison, de la raison officielle et du convenable manque un peu de passion, d’émotion ! Au nom du vivre ensemble, on marginalise, au point de les ridiculiser, nos raisons profondes de vivre. Le chemin est une autre façon de vivre ensemble, d’être différent, d’être soi-même tout en étant accepté, aimé, respecté. C’est un lieu de vraie liberté où la rencontre est possible parce qu’elle n’est pas polluée par un carcan de préjugés. Si nous voulons tuer le chemin de saint Jacques, soumettons-le à la raison scientifique ou trouvons-lui un intérêt commercial.

Lieu de liberté intérieure et extérieure, le chemin est une véritable expérience, même pour ceux qui la font en dilettante, à condition d’en accueillir l’esprit, en le faisant avec simplicité et dans la durée. Il nous permet, comme le disent souvent les scouts, de quitter nos lieux coutumiers, pour mieux les retrouver.

Sur le chemin, je peux enfin vivre humainement, au rythme de mon pas, entendre avec mon oreille les bruits des vivants, sans oreillette ni casque audio, voir de mes yeux, sans la médiation de l’écran ou l’interprétation des médias, respirer, sentir sans être pris par la fièvre consumériste, la mode ; sans être obligé de suivre l’opinion, mais en recevant et en donnant, tout simplement.

Le chemin autrefois, même s’il catalysait certaines peurs, par exemple millénaristes, restait dangereux. On y faisait souvent de mauvaises rencontres. Aujourd’hui le chemin guérit nos peurs les plus profondes et même la peur de l’autre, par la rencontre vraie et simple.

Quel formidable lieu de vérité, de rencontre authentique et donc d’évangélisation en profondeur, à condition, là encore, qu’elle ne se limite pas à une expérience, subjective donc un peu affective, mais qu’elle s’enracine profondément, au rythme, sur le chemin, de la rencontre avec les différents bénévoles, prêtres, religieux des accueils chrétiens, des paroisses et des sanctuaires qui jalonnent de plus en plus le pèlerinage à saint Jacques.

3.   Les monastères et les maisons religieuses

L’exemple de l’Abbaye de Boulaur

« Notre communauté ne prétend en aucun cas se substituer à la paroisse sur le territoire duquel elle se trouve. Mais face à la fragilité de la situation ecclésiale actuelle, il nous semble qu’elle ait un rôle important à jouer pour épauler les structures existantes et favoriser l’élan missionnaire dans notre diocèse : notre principale préoccupation est de trouver comment il peut être possible d’articuler communauté monastique et paroisse sans retirer à chacune leurs spécificités et leurs richesses, sans qu’elles se fassent concurrence, mais pour qu’elles fonctionnent ensemble au service du Seigneur et des âmes.

Nous proposons donc quelques analyses sur le rôle que revêt le monastère au sein de la paroisse et de la vie locale et sociale dans laquelle il est implanté.

Un accueil ecclésial

Ce qui apparaît en premier lieu, c’est qu’une communauté monastique ne renvoie pas à l’institution ecclésiale au même titre qu’une paroisse : pour beaucoup, la hiérarchie de l’Église est parfois un obstacle, voire un repoussoir. Or, le monastère se détache de cela et est ainsi un lieu plus neutre, qui suscite beaucoup moins d’a priori ou de craintes.

Ainsi, comme structure indépendante de l’institution – dans son fonctionnement tout au moins – le monastère est moins sujet aux idées reçues, aux concurrences, aux « querelles de clocher ».

C’est ce qui lui permet d’offrir un accueil inconditionnel : les personnes qui se présentent au monastère ne sont pas regroupées par degré d’appartenance à l’Eglise (catéchumènes, néophytes, catholiques engagés voire surengagés, etc.), ni par type de croyants (progressistes, traditionnels, de gauche ou de droite, etc.), ni par catégorie sociale (pauvres, « BCBG », etc.) : chaque personne est accueillie sans aucune demande préalable, et lui est ouvert de commencer par cheminer si elle le désire et au rythme qu’elle désire avec la communauté (simplement venir à l’un ou l’autre Office, créer des liens avec les sœurs, rendre service plus ou moins régulièrement, séjourner ou non, rencontrer d’autres personnes, etc.).

Les personnes qui viennent au monastère sont ainsi touchées par cette gratuité de l’accueil, qui ne leur « met pas le grappin dessus ».

En outre, elles voient souvent en la communauté monastique un visage d’Église unie et joyeuse, loin de ce qu’elles imaginent ou ont vécu en paroisse.

Un accueil ouvert

La réalité de ce qu’est le monastère permet de toucher un public extrêmement varié : des non-croyants qui viennent par curiosité ou par intérêt culturel ; des personnes en recherche qui trouvent là un lieu source et un moyen de répondre à leurs interrogations sans pour autant vouloir immédiatement se lancer dans un cheminement précis ; des personnes seules qui sont heureuses de pouvoir aider tout en étant entourées ; des chrétiens occasionnels qui profitent de savoir que les célébrations sont belles et régulières pour s’y associer de temps en temps ; des chrétiens engagés qui viennent se ressourcer.

Le fait que le monastère soit un lieu de vie qui « tourne » par lui-même est aussi gage d’un large accueil : d’une part chaque personne peut trouver ce dont elle a besoin pour cheminer (services en commun, prière de l’Office, aide ponctuelle, lien avec une sœur, etc.) ; d’autre part tous sont sensibles à la vie qui leur est ainsi partagée (il y a toujours quelqu’un, les portes des lieux accessibles ne sont jamais fermées…) ; enfin le cadre et l’horaire monastique sont de vrais soutien pour de nombreuses personnes qui peuvent facilement nourrir leur vie de prière.

Enfin, le large panel de personnes accueillies oblige le monastère à adapter ses propositions pour que tout le monde s’y « retrouve » : ceux qui ne viennent qu’une fois, ceux qui viennent régulièrement, ceux qui viennent de loin, ceux qui ont un lien avec la communauté, etc.

Un accueil de qualité

La communauté monastique concentre en elle-même des forces humaines non-négligeables : cela facilite grandement la qualité de l’accueil proposé. Ce dont notre monde souffre particulièrement aujourd’hui, c’est du manque de lien social et de la solitude. Or, toutes les personnes accueillies au monastère peuvent trouver dans la communauté une écoute attentive, parfois un accompagnement spirituel ou humain, des temps de travail commun, et à l’hôtellerie des personnes bienveillantes, variées mais toujours animées d’un même désir.

En somme, ce qui fait la richesse de l’accueil proposé par le monastère, c’est de pouvoir s’adapter à chacun et proposer du « sur-mesure » en fonction des besoins.

Conclusion

Tous ces lieux de pastorale non paroissiale qui correspondent à des attentes nouvelles, à des ferveurs nouvelles ont ceci en commun qu’ils rejoignent les périphéries et donc enrichissent les offres d’évangélisation ; Lorsque je parle des périphéries, j’évoque bien sûr ceux qui sont loin de l’Eglise, loin de nos structures habituelles, qui n’entendent habituellement pas parler du Christ, mais j’inclue aussi nos périphéries personnelles. A tel moment je m’éloigne de ma paroisse pour des raisons de circonstances, à cause de blessures ou de mésententes. A tel autre moment je m’en éloigne pour un temps, ne serait-ce que parque je suis en vacances et que j’ai d’autres attentes. Je fréquente ces lieux aussi à l’occasion d’un temps fort de ma foi, ou parce que j’ai besoin de vivre quelque chose de nouveau, parfois dans l’anonymat d’un lieu étranger. Il est important dès lors que ces lieux rejoignent profondément les préoccupations des gens mais aussi qu’elles ne soient pas une alternative permanente à la vie paroissiale ou à la vie des aumôneries ou des mouvements. Nous avons besoin de vivre des temps forts mais une pastorale équilibrée ne peut pas se nourrir d’une succession de temps forts. Elle en deviendrait stérile.

La paroisse reste le cœur de l’évangélisation, le lieu incontournable de la vie ecclésiale. Si le concile Vatican II en parle si peu, c’est probablement parce qu’il est évident et unanimement reconnu dans l’église. A chaque fois, en particulier dans les synodes diocésains, qu’on a cherché des alternatives à la paroisse, on a trouvé des possibilités complémentaires mais provisoires et on en est arrivé à la conclusion que rien n’était mieux adapté à l’évangélisation que la paroisse. Pourtant elle a besoin d’être renouvelée, en particulier en France où elle est trop considérée comme un prestataire de services religieux par ceux qui la fréquentent occasionnellement. La redécouverte, dans la théologie pastorale de ce que certains appellent les cinq essentiels, qui nous renvoie à Actes 2 et que le pape appelle une pastorale de processus indique une voie intéressante. La sectorisation de la pastorale paroissiale, en préparations au mariage, préparations au baptême, équipes funérailles, aumônerie de jeunes, pastorale de la santé fait davantage penser à une station-service où chacun vient chercher le carburant dont il a besoin qu’à une famille. Pour illustrer cette réflexion, je voudrais raconter l’histoire vraie du curé de paroisse qui reçoit une demande de préparation au baptême le jour où le couple responsable de cette préparation au baptême vient de démissionner. Le dialogue donnait à peu près cela :

« – Bonjour monsieur le curé, nous voudrions faire baptiser notre enfant.

  • Mais avec joie ! Connaissez-vous, parmi vos voisins des personnes qui fréquentent régulièrement la paroisse ?
  • Oui, les Dupont !
  • Parfait, alors les Dupont vous aideront dans la préparation au baptême de votre enfant ! »

Le curé aussitôt téléphone aux Dupont pour leur dire qu’ils aideront les Durand à préparer ce baptême. Les Dupont protestent : « mais nous ne saurons jamais faire, nous ne sommes pas formés, nous n’avons pas le temps ». Le curé leur propose de venir les voir pour leur donner des outils, pour les aider, mais ne cède pas : il faut que ce soit les Dupont qui assurent la préparation des Durand. Ainsi, au titre de la paroisse, les Durand vont rencontrer plusieurs fois les Dupont, vont établir avec eux un lien qui, tout en restant profondément amical, deviendra aussi pastoral. Ils pourront parler ensemble de leur foi, aller ensemble au baptême de leur enfant puis ensemble à d’autres activités de la paroisse et finalement à la messe du dimanche. Lorsque le papa de monsieur Dupont sera mort, ce sont les Durand qui viendront aussitôt pour prier avec eux autour du cercueil et les aider à préparer la célébration des funérailles. Les Dupont, presque sans le savoir, sont entrés dans une pastorale de processus.

La difficulté d’une pastorale que nous avons beaucoup pratiquée en France, est qu’elle met la messe à la base, au point de départ de la notion de paroisse. Elle est un préalable ! L’Eucharistie doit davantage être la réalité vers laquelle toute notre pastorale converge. Tout doit être, du moins implicitement, orienté vers l’Eucharistie, sachant que nous devons faire la différence entre la vie eucharistique et la célébration eucharistique. Si la messe est le préalable, on exclut a priori une majorité de plus en plus importante de personnes et on crée une distance qui empêche les gens d’avoir seulement un contact avec nos paroisses. L’Italie, dans ce domaine a beaucoup à nous apprendre ! Le concile rappelle que l’Eucharistie est le sommet de la vie chrétienne. Vous me direz qu’il est dit aussi de l’Eucharistie qu’elle était la source. Oui mais justement, la source se trouve au sommet, jamais dans la plaine. J’insiste sur cette question pour finir mon intervention afin de souligner le fait que nos pastorales non paroissiales, tout en restant à la périphérie, tout en faisant des propositions complémentaires, devraient rester dans les limites de la paroisse. La paroisse peut proposer, en son sein, des lieux d’écoute pour les professionnels, des sanctuaires et des chemins de pèlerinage, intégrer la présence des communautés religieuses qui ont peut-être, elles aussi, des progrès à faire dans ce domaine, avoir directement le souci des malades. Dans une paroisse, on doit pouvoir trouver des activités éducatives, des propositions solidaires, de multiples lieux de contact avec les gens, pour les rejoindre avant de leur proposer de nous rejoindre à la messe. Si notre vie est eucharistique, si l’Eucharistie est le sommet de toute notre activité pastorale, alors les fidèles, même les plus éloignés auront tôt fait de percevoir la cohérence de notre action, de la vie de la paroisse. Ils découvriront, presque naturellement la belle complémentarité des vocations, des dons et des charismes, le lien profond entre l’amour du prochain et l’amour de Dieu, et nous ne nous poserons plus à longueur de temps la question de savoir si le prêtre doit être dans sa sacristie, ou aux périphéries. Il sera, de fait, présent dans les deux réalités et toutes les attentes des fidèles, et toutes les ferveurs nouvelles pourront trouver des réponses dans la vie habituelle de l’Eglise.


[1] Un sondage de 2013 pointait que 50% des français faisaient confiance à l’Eglise pour pouvoir les accompagner et les aider s’ils se retrouvaient en situation de précarité, mais que moins de 10% se tourneraient vers elle en cas de difficulté conjugal ou familial…

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Eglise à Lyon n°71 avril 2024

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