Publié le 13 février 2018
Notre carême et toute cette année 2018, nous les vivons comme un cheminement, une longue méditation sur la paix. C’est le coeur du message de l’Evangile, un cadeau que Dieu nous fait, le but de sa venue parmi nous. En tout cas, c’est une mission que Jésus nous demande de poursuivre.
Pourtant, l’enseignement de l’Evangile sur la paix n’est pas facile à comprendre. Nous voyons que c’est la première chose à proclamer à ceux vers lesquels le Christ nous envoie : « Dans toute maison où vous entrerez, dites d’abord : ‘’Paix à cette maison.’’ » (Lc 10, 5). Le coeur du message, ce qu’on appelle le kérygme, a deux volets indissociables : le Royaume venu jusqu’à nous, et son fruit : la paix dans les coeurs, dans les maisons, sur la terre.
Cela nous a déjà été annoncé dans la nuit de Noël. Après que l’Ange eut révélé aux bergers qu’un enfant venait de naître dans le voisinage, une troupe céleste survient et chante que cet événement est l’irruption de la gloire de Dieu chez nous. Comme cadeau, Dieu apporte la paix sur terre « aux hommes qu’Il aime ». C’est le chant du « Gloria » qui nous est si cher. La liturgie reprend, cette nuit-là, l’un des plus beaux noms du Messie proclamé par le prophète Isaïe (9, 5), le « Prince de la Paix ».
Prolonger cette mission de paix, c’est une injonction que Jésus nous fait plusieurs fois dans l’Evangile. Dès le début de son enseignement, dans les Béatitudes, il proclame : « Heureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu. » C’est la septième, l’avant-dernière Béatitude qui vient peut-être comme un résumé de celles qui précèdent. Cependant, tout de suite après, la huitième nous explique que ce ne sera pas de tout repos : « Heureux les persécutés pour la justice car le Royaume des cieux est à eux. » Un psaume nous avait déjà expliqué que la justice et la paix marchent ensemble, elles « s’embrassent » quand « amour et vérité se rencontrent » (Ps 84, 11).
Mais voilà, pour obtenir la justice, quel combat ! On a l’impression que Jésus le décrit en détail dans sa neuvième Béatitude, qui désigne tous les obstacles que nous rencontrerons dans cette mission d’ « artisans de paix » : « Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi » (Mt 5, 11).
Une phrase de Blaise Pascal, que pourtant j’admire beaucoup, me blesse chaque fois que je la relis. Il exprime son amertume, presque défaitiste, devant ce combat de géants : « Ne pouvant faire qu’il soit forcé d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien [1] » (Pensées 76). En fait, son raisonnement est sombre et paradoxal. Il est convaincu que seule la justice permet d’obtenir la paix que tous considèrent comme un bien suprême. Mais comme personne ne respecte la justice, on la fait respecter … par la force. Or obéir à la force pour obtenir la paix, ce n’est pas vraiment très juste.
Chez Jésus, en revanche, aucun défaitisme, mais il nous avertit des difficultés qui nous attendent. Après avoir longuement décrit à ses disciples la tenue, l’attitude du serviteur (cf. Lc 12, 35-48), il dévoile le fond de sa pensée. Cette mission qu’il va accomplir, lui, le Serviteur souffrant, c’est comme un feu qui le brûle intérieurement et qu’il est venu jeter sur la terre.
Quand il parle du « baptême » de sa passion, il ne cache pas son angoisse et il ajoute aussitôt : « Pensez-vous que je sois venu mettre la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien plutôt la division » (Lc 12, 51). Puis il décrit les ravages de ces divisions jusque dans les familles. Est-ce seulement à ce prix, Seigneur, que nous obtiendrons la paix ?
C’est ainsi qu’on peut interpréter, je crois, la phrase répétée par le célébrant à chaque Messe avant la communion : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix » (Jn 14, 27). Ces mots ne sont pas deux membres de phrase répétitifs ; ils appartiennent à la réponse que Jésus fait à une question posée par Jude (v. 22) sur la manière de communiquer son message au monde. Il ne cache pas que la tâche sera rude.
Pour nous assister, le Père va envoyer le Défenseur, l’Esprit Saint qui nous enseignera tout. Jésus nous « laisse la paix », comme une mission à accomplir dans le monde. Il sait que nous rencontrerons nombre d’obstacles et de persécutions. Et pour nous réconforter, il ajoute aussitôt : « Je vous donne ma paix. » C’est un cadeau intérieur, une force spirituelle dont nous avons besoin pour ne pas nous décourager devant l’immensité de la tâche. « Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne » (v. 27) ; la paix dont nous parle Jésus n’est pas celle d’une vie tranquille, ni le résultat d’une négociation bien menée. C’est la paix qu’il obtiendra pour le monde entier dans le terrible combat de sa Passion.
En effet, le mot réapparaît après Pâques. Chaque fois que Jésus ressuscité se donne à voir à ses apôtres ou ses disciples, il dit : « La paix soit avec vous » , et au besoin il le répète (cf. Jn 20, 19-21). C’est cette lumière venue de l’au-delà qui nous assure de la victoire ultime du Prince de la Paix, Lui qui au long de son enseignement dans l’Evangile ne nous a pas caché l’âpreté des combats qui nous attendent.
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Cardinal Philippe Barbarin
[1] Pascal, OEuvres complètes, NRF, Galimard, 2000
Source : Église à Lyon n°10 février 2018