Publié le 22 novembre 2017
Le 3 décembre, 1er dimanche de l’Avent, une modification est introduite dans le Notre Père. La sixième demande : « Ne nous soumets pas à la tentation » devient, dans la nouvelle traduction : « Ne nous laisse pas entrer en tentation. »
Cette formule s’inspire de la recommandation de Jésus aux trois Apôtres qu’il avait choisis pour partager son agonie, à Gethsémani : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation » (Mt 26, 41). La traduction de cette ligne a toujours été difficile et très controversée. La version latine (« Et ne nos inducas in tentationem ») ou la version française utilisée depuis une cinquantaine d’années (« Ne nous soumets pas à la tentation ») suivent de près le texte grec de l’Evangile : « Ne nous porte pas vers la tentation. » Malheureusement, cela peut laisser penser que Dieu lui-même serait à l’origine de nos tentations. Et l’on frise alors… le blasphème, car Dieu ne tente jamais personne (cf. Jc 1, 13) !
Pourtant, à mon avis, il n’y a jamais eu lieu d’être inquiet. Chaque fois que j’ai interrogé des enfants sur le sens de cette phrase, j’ai constaté qu’ils voyaient les choses avec une grande clarté : « … Quand on a envie de voler, on sait que c’est mal. Alors on demande à Dieu de résister à la tentation. » Déjà Origène, l’un des premiers commentateurs du Notre Père, expliquait les choses très nettement (explicitement) : « Nous ne demandons pas à Dieu de ne pas être tentés, mais de ne pas succomber lorsque nous sommes tentés. »
Que l’on me pardonne un petit détour technique pour expliquer d’où vient la difficulté. Jésus parlait hébreu ou araméen, et les langues sémitiques ont un temps qui n’existe pas chez nous, le « factitif ». En français, le verbe faire est presque un auxiliaire, quand on dit par exemple : « Faites-le entrer ; je lui ai fait passer un message…» Et si l’on met une négation devant, ce n’est pas du tout pareil de dire à Dieu : « Ne me fais pas entrer » ou « Fais que je n’entre pas en tentation ». C’est évidemment ce deuxième sens que l’on trouve dans le Notre Père. Nous demandons à Dieu de nous garder, de ne pas nous laisser prendre dans les pièges du tentateur. C’est comme si nous disions à Dieu : « Seigneur, si jamais le diable survient, lui qui est menteur et homicide dès l’origine (Jn 8, 44), fais que je n’entre pas dans la tentation. Je ne veux même pas commencer à discuter avec lui, car si j’entre dans son jeu, je n’en sortirai pas indemne. » La nouvelle traduction est donc à la fois plus simple et meilleure, car elle ne laisse place à aucune ambiguïté. J’espère que nous nous y habituerons rapidement.
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Au risque de compliquer un peu les choses, ajoutons que le mot grec utilisé pour dire tentation a aussi le sens d’épreuve. Et là, bien sûr, Dieu peut nous mettre à l’épreuve. On le voit déjà avec Abraham « que Dieu mit à l’épreuve » (Gn 22, 1). Moïse explique au peuple hébreu le sens du passage dans le désert : «Le Seigneur ton Dieu voulait t’éprouver et savoir ce que tu as dans le cœur (Dt 8, 2). Job, évoquant Dieu qui connaît son chemin, dit : « Qu’il me passe au creuset, j’en sortirai comme l’or » (23, 10). Saint Paul trouve normal d’avoir été « testé » : « Pour nous confier l’Evangile, Dieu a éprouvé notre valeur, de sorte que nous parlons non pas pour plaire aux hommes mais à Dieu, lui qui met nos cœurs à l’épreuve » (1 Th 2, 4). Jésus dit : « Ce n’est pas celui qui dit, Seigneur, Seigneur, qui entrera dans le royaume des cieux, mais celui qui fait vraiment la volonté du Père » (Mt 7, 21). Parfois, la Bible parle de l’épreuve du feu, et celui qui sort victorieux de l’épreuve est assurément digne de confiance. Il n’est pas comme ceux dont Jésus parle dans la parabole du semeur « Ils n’ont pas de racines, ils croient pour un moment et, au moment de l’épreuve, ils abandonnent » (Lc 8, 13).
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Ainsi, dans le secret de nos cœurs, nous pouvons donner un deuxième sens à cette sixième demande : « Seigneur, je sais bien qu’il y aura des épreuves dans ma vie, mais tu connais ma fragilité ; alors, s’il te plaît, « pas de choses trop dures pour moi ». » A ce sujet, d’ailleurs, nous sommes rassurés par saint Paul quand il écrit : « Dieu est fidèle, et il ne permettra pas que vous soyez éprouvés au-delà de vos forces » (1 Co 10, 13).
Le Catéchisme de l’Eglise catholique indique comment faire pour ne pas entrer dans les pièges de la tentation et pour résister : « Cela implique une décision du cœur. « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur (…) Nul ne peut servir deux maîtres » (Mt 6, 21, 24). « Puisque l’Esprit est notre vie, que l’Esprit nous fasse aussi agir » (Ga 5, 25). Dans ce « consentement » à l’Esprit Saint, le Père nous donne la force » (2848). Mais le plus bel exemple de résistance à la tentation, c’est évidemment Jésus qui nous le donne. C’est l’épisode que nous méditons chaque année au premier dimanche du carême. Par trois fois, le diable essaie de le séduire, y compris en citant un psaume, mais Jésus ne discute pas avec lui. Il n’entre jamais dans son jeu et se contente de dresser entre eux le rempart de la Parole de Dieu (cf. Mt 4, 1-11), trois phrases fortes tirées du livre du Deutéronome, qui est pour les Juifs le trésor de la Torah.
Il est intéressant de comparer la traduction de cette demande dans de nombreuses langues. Ou bien, comme dans notre ancienne traduction, on reste au strict mot à mot, avec le risque de laisser penser que Dieu pourrait nous tenter. Les Anglais et les Allemands passent juste à côté en disant : « Ne nous conduis pas vers la tentation. » Les Espagnols et les Portugais gardent la traduction explicative que nous avions jadis en français : « Ne nous laisse pas succomber à la tentation. » Dans les années 60, l’abbé Jean Carmignac, qui a travaillé toute sa vie sur le Notre Père, proposait : « Garde-nous de consentir à la tentation ». Mes amis malgaches n’en sont pas loin. Leur traduction m’a amusé ; elle veut dire mot à mot : « Ne permets pas que nous soyons attrapés par celui qui veut nous faire faire le mal. »
+ Philippe card. Barbarin