Publié le 20 février 2017
Quatrième lettre de Mgr Emmanuel Gobilliard, écrite en 2015, lors de son voyage à Madagascar. Nous re-publions cette lettre pour donner un éclairage/témoignage à ceux qui s’interrogent sur la question du célibat sacerdotal.
« Pour la deuxième fois depuis mon arrivée à Madagascar, je vais passer plusieurs jours à Nohona, ce petit village de rejetés dont je vous ai déjà parlé et auquel le père Carme, il y a une dizaine d’années a donné son cœur. Il m’arrivait souvent d’y passer, mais trop rapidement, avec Théophane, pour porter de la nourriture ou donner des cours d’agriculture. C’est Théophane ou le père Emeric qui s’occupent des questions agricoles. J’en serais bien incapable ! Je me contente d’observer, de prier, d’écouter et surtout de me taire quand je ne sais pas quoi dire, c’est-à-dire souvent ! Nous y allons régulièrement pour y chercher aussi des malades et les conduire à l’hôpital de Vohipeno. La dernière fois que nous y sommes allés, nous avons transporté une jeune femme tuberculeuse et son nourrisson. La pauvre femme est morte presqu’en arrivant alors que son bébé était encore accroché à son sein !
Cette fois j’y reste un peu plus longtemps que d’habitude. C’est la semaine sainte et ma présence leur permettra, peut-être, de mieux vivre le mystère pascal. Je n’ai jamais autant reçu, perçu, ressenti qu’à Nohona, comme si la vie là-bas avait une telle densité qu’il était impossible de lui échapper. La vie, exubérante, nous submerge, nous enveloppe. Une certaine pensée, trop occidentale, veut nous faire croire que nous dominons la vie. Elle s’en rit ! Les théoriciens de cette pensée désincarnée n’ont probablement jamais vécu en Afrique. Ils sont trop occupés à penser et à adapter la réalité à leur idéologie. Mais Je m’égare ! Saisi par cette vie qui me submerge avec force et douceur, il m’arrive parfois d’avoir peur ; peur de moi-même, peur de me découvrir…faible, pauvre, vulnérable.
Je reprends ma lettre alors que je suis à Nohona depuis deux jours. Je n’ai pas encore eu la force de lire, d’écrire, ni même de vraiment prier. Je récite mon bréviaire machinalement et mon oraison silencieuse ressemble à ces rêves digestifs où l’imaginaire transforme la réalité la plus banale en monstres effrayants, où tout tourne, où les éléments se déforment et vous oppressent, vous narguent et vous abandonnent, hagards, dans l’angoisse et le vide. Je m’aperçois que je suis dans la chapelle, assis au fond, la tête appuyée contre le mur et je dis à Dieu : « prends moi comme je suis. Aujourd’hui je suis juste…incapable ! » Mon oraison suivante est envahie par des monstres, bien réels ceux-là. Les moustiques ! J’ai passé une heure à les chasser, à me gratter et à me demander ce que je faisais ici. Je prends un fou rire en pensant à ceux qui imaginent que les consacrés passent leurs temps de prière dans la contemplation, la paix intérieure ou l’extase !
Lors de mon premier séjour à Nohona, la nature avait été amicale. Elle est maintenant hostile. L’humidité est partout. A l’extérieur, parce qu’il ne cesse de pleuvoir, mais aussi à l’intérieur, pénétrant tout. Ayant atteint la moelle de mes os, elle se décide enfin à ressortir avec davantage de force, et je me mets à transpirer. En fait je crois que j’ai de la fièvre ! Tout cela est de ma faute. Je n’ai pas osé demander une couverture la nuit dernière et je n’avais emporté de Tanjomoha que mon pauvre drap usé. Le comble est atteint lorsque la pluie irrégulière qui frappe violemment le toit de palmes de ma case me met les nerfs en boule et ruine tout espoir de sommeil. Je vois tout en noir ; la réalité devient inquiétante et je me fais une montagne de tout. Mon imagination devient folle. J’ai peur ! Je doute aussi ! Je doute de la décision que j’ai prise en venant à Nohona et même en venant à Madagascar. Dieu est absent. Je me sens seul. D’ailleurs je suis seul. Je me lève pour la énième fois et j’essaye, sans y arriver, de préparer le petit mot d’accueil de la messe de demain. Je n’arrive plus à parler malgache. Je me demande même si je réussirai à seulement célébrer la messe. Dans mon délire j’oublie que demain c’est samedi saint et qu’il n’y a pas de messe. La solitude me pèse, le célibat aussi. Je recherche dans mes papiers ce texte de Paul Baudiquey que j’avais apporté pour le relire. Je voulais même l’apprendre par cœur tellement il est beau et vrai. Le voici ! Il fera une belle préparation au mystère pascal :
« II faut misère pour avoir cœur. Et d’une patience qui attend, et d’une attente qui écoute, naît le dialogue insurpassable. Notre assurance n’est plus en nous, elle est en celui qui nous aime.
Accepter d’être aimé… accepter de s’aimer. Nous le savons, il est terriblement facile de se haïr ; la grâce est de s’oublier. La grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ.
Encore faut-il avoir appris ce que tomber veut dire, comme une pierre tombe dans la nuit de l’eau ; Ce que veut dire craquer, comme un arbre s’éclate aux feux ardents du gel, sous l’éclair bleu de la cognée. Que peuvent savoir de la miséricorde des matins, ceux dont les nuits ne furent jamais de tempêtes et d’angoisses ?
Pour retentir à ces atteintes, il faut avoir vécu, – et vivre encore – en haute mer menacé sans doute, naufragé peut-être, mais à la crête des certitudes royales, l’amour alors peut faire son œuvre nous féconder, nous rajeunir.
Que nous soyons dans l’inquiétude, le doute et le chagrin,
que nous marchions, le cœur serré, dans la vallée de l’ombre et de la mort !
Que nos visages n’aient d’autre éclat que ceux, épars,
d’un beau miroir brisé…
Un amour nous précède, nous suit, nous enveloppe…
L’inconnu d’Emmaüs met ses pas dans les nôtres,
et s’assied avec nous à la table des pauvres.
Malgré tous les poisons mêlés au sang du cœur, au creux de ces hivers dont on n’attend plus rien, rayonne désormais un été invincible. Morts de fatigue, nous ne saurions rouler que dans les bras de Dieu. Nous avons rendez-vous sur un lac d’or !
Le miroir est sans rides. Du fond de toute détresse émerge enfin un vrai visage, exténuées, extasiées, nos faces vieillies de clowns sont l’icône de son Christ, pour l’émerveillement des saints.
Et l’icône est plus fine, plus précieuse, plus belle, quand l’homme qui l’a peinte est passé par l’enfer. Trinité de ROUBLEEV et “Trinité” REMBRANDT, du fond des terres où rayonnent ces images, le Père ne cesse de s’engendrer du Fils, de s’engendrer des fils, sous le couvert fécondateur de mains plus vastes que des ailes. L’ombre d’un grand oiseau nous passe sur la face.
Les vrais regards d’amour sont ceux qui nous espèrent. »
Lundi de Pâques.
J’ai passé les pires fêtes pascales de ma vie ! Ou plutôt j’ai passé le pire dimanche de Pâques ! Le vendredi et le samedi, il parait qu’il faut souffrir, ou faire des sacrifices. De ce point de vue, j’ai passé d’excellentes fêtes pascales, sauf le dimanche. Hier donc, alors que je n’avais pas mieux dormi que la veille et qu’un pivert avait eu la bonne idée d’entrer à l’intérieur de ma boite crânienne et de m’asséner ses violents coups de becs, j’ai célébré la Résurrection du Seigneur…la mienne sera pour plus tard ! La célébration à Nohona était magnifique. C’est l’unité du village qui m’a le plus impressionné. Elle se manifeste dans les chants comme dans les temps de silence et de ferveur. J’en ai presqu’oublié ma fièvre et mon mal de crâne. Je m’attendais à ce que les habitants préparent plein de choses ; vous savez, comme chez nous : des enfants qui miment l’Evangile, une chorale qui chante de nouveaux chants inchantables et inconnus de tous, des catéchistes qui s’agitent pour que tout soit comme prévu et des ados au fond qui attendent que tout soit fini ! Non ce dimanche ressemblait à tous les autres dimanches parce que tous les autres dimanches ressemblent au dimanche de Pâques. Ici rien de surfait. Tout est vrai parce que profondément vécu. Ils ne font pas « comme si Dieu était vivant », ils vivent de Dieu. Ils ne font pas « comme si Dieu leur parlait », ils l’écoutent et lui parlent.
Après la célébration, je pars avec Alexandre, le catéchiste de Nohona, dans le village d’à côté. Chez l’ennemi ! En effet le village d’Imainty, qui se trouve de l’autre côté du fleuve n’est pas peuplé de « rejetés ». Même si elles se sont améliorées grâce au père Carme, Les relations entre les deux populations, restent glaciales. Il y a encore trois ans, des habitants d’Imainty avaient assassiné un rejeté. Ils ne les saluent toujours pas, ils ne partagent surtout pas leurs repas (ils deviendraient aussitôt rejetés), parce qu’ils les considèrent encore comme des chiens. Ils ne comprennent pas non plus que je puisse habiter chez ces gens-là. Comment un étranger peut-il partager leur repas ? A Noël, comme le père Jacquemin, le curé de Vohipeno, me l’a fait remarquer plus tard, je n’avais pas été très prudent en allant faire mon footing en traversant les villages voisins pour me baigner dans l’océan. Les gens m’ont vu ; ils ont imaginé ; ils ont parlé ; ils se sont fait des idées et les rumeurs ont enflé, tapies dans l’ombre, pour finalement se répandre comme si elles avaient toujours existé. Je me suis fait accuser d’être un « mpakafo », un « mangeur de cœur ». Il y a souvent des rumeurs tout à fait infondées qui circulent sur des étrangers qui feraient du trafic d’organes et il serait bien imprudent de prendre ces rumeurs trop à la légère. La rumeur à Madagascar est un terrible fléau qui peut conduire au meurtre. Nous marchons donc, dans la boue pour rejoindre ceux qui se considèrent comme purs. Le curé de leur village a fait appel à moi parce qu’il se sentait un peu fatigué et ne voulait pas célébrer deux messes dans la journée (il est aussi curé d’un autre village). Etant donné mon état, je me sens incapable de partir seul et incapable de prêcher. Seul Alexandre peut le faire. Mais il fait partie des rejetés. Comment sa parole sera-t-elle acceptée ? Je décide de prendre le risque ou plutôt de faire prendre le risque à Alexandre qui devra peut-être le payer cher. Peut-être suis-je totalement inconscient et je fais prendre à Alexandre des risques inconsidérés, peut-être est-ce providentiel et il en résultera, avec la grâce de Dieu, un plus grand bien.
Nous arrivons donc tous les deux à Imainty après une demi-heure d’une marche pénible. Je me déplace comme un vieillard que je suis (A Madagascar il y a quatre catégories d’âge, les enfants de moins de 12 ans, les jeunes jusqu’à 18, les adultes de 18 à 40 et les vieux…et oui !) Nous allons chez une personne qui fait office de sacristine. Elle nous offre un café et nous préviens, en voyant Alexandre, qu’il n’y aura peut-être que peu de monde à la messe. La nouvelle de l’arrivée d’un Vazaha (« étranger ») accompagné d’un « chien » avait déjà traversé le village qui était aussitôt devenu désert, les habitants ayant pris soin de bien se calfeutrer. A l’heure de la messe, l’église étant vide, je décide de faire un tour du village pour inviter les personnes à se rendre à la célébration. La trentaine de fidèles atteinte, nous commençons. Petit à petit l’église se remplit ; les derniers, plus curieux que pieux, restent debout au fond pour montrer qu’ils n’ont pas encore décidé de cautionner ou simplement d’accepter la présence du catéchiste. Nous sommes à l’Evangile. Au moment de la prédication, je perçois un peu de fébrilité dans le regard d’Alexandre. Les fidèles ne savent pas encore que je leur ai préparé une surprise. Après l’Evangile, je vais me rassoir et Alexandre se lève dans un silence de mort. En bon malgache, tout pétri de culture orale, il n’a évidemment rien écrit mais je me doute qu’il a ressassé tout cela depuis le moment où je lui ai dit qu’il prêcherait. Après avoir rapidement commenté l’Evangile, il fait une pause et…demande pardon à tout le village. Lui, le rejeté, l’objet, avec tous ceux de son village, des railleries, des calomnies, des violences mortelles de ceux qui le regardent médusés, demande pardon. Il demande pardon de n’avoir pas su trouver les attitudes justes, d’avoir pensé ou dit du mal, de s’être enfermé dans la rancune. Je crois voir l’innocent, le Christ, qui choisit de porter le péché des autres pour obtenir la réconciliation. Les gens sont émus mais ne le montrent pas trop. Le silence devient gêné. Choisissant de dédramatiser la situation, et de ne pas tomber dans une attitude trop moralisante, Alexandre se met à faire de l’humour ! Quelle intelligence, et quelle délicatesse ! J’en ai les larmes aux yeux. Finalement la messe se poursuit comme s’il ne s’était rien passé. Ce qui a changé, c’est que les fidèles se mettent à participer, à chanter, à vivre la joie de Pâques. J’ai même droit, à la fin de la messe au cadeau habituel, un poulet vivant et un peu de riz. Alexandre ne reçoit rien mais se réjouit parce que je suis honoré. Je sais que c’est lui en fait qui est remercié mais qu’il est encore impossible aux gens d’Imainty de lui montrer leur reconnaissance. Il sait que ces gestes disent quelque chose de la relation entre les deux villages. Je sais bien que tout n’a pas été réglé, que cela n’aurait pas été possible sans le travail pénible et acharné du père Carme, sans ces années pendant lesquelles il a choisi de se faire rejeté parmi les rejetés. Mais je sais qu’aujourd’hui une nouvelle étape a été franchie. Je crois même qu’Alexandre pourra exercer son ministère de catéchiste à Imainty où il n’y a justement pas de catéchiste. J’en parlerai au curé, et au père Emeric.
Quelques jours après mon retour de Nohona je suis retourné à Fianarantsoa pour continuer à donner mon enseignement aux séminaristes. Le trajet a été épique –une partie de la route s’étant affaissée à la suite des inondations-et je suis arrivé tout juste pour assurer mon premier cours, épuisé avant d’avoir commencé. Cette fatigue, je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment, n’était pas que physique. L’expérience pascale que j’avais vécue m’avait providentiellement préparé à ce cours de morale sexuelle que je devais donner. La fatigue nous aide parfois à être plus vrais, plus directs. L’expérience nous permet d’ajouter à cette vérité, qui peut être abrupte, la sincérité. Ainsi, lorsque, poursuivant mon enseignement, un séminariste m’a demandé si j’avais vraiment choisi le célibat en décidant d’entrer au séminaire, je lui ai répondu : « Non…comment veux-tu qu’à 21 ans on puisse choisir librement de renoncer à ce à quoi tout notre être, notre corps et notre âme aspire ? » La discussion s’est poursuivie, et le soir, je me suis reposé la question en essayant d’être le plus honnête possible, c’est-à-dire en essayant de ne pas me réfugier derrière des réponses pieuses, ou institutionnelles…en tout cas derrière des réponses qui suscitent, chez ceux qui les entendent, l’admiration -cousine de l’incompréhension- davantage que l’envie de devenir prêtre. Il arrive en effet qu’on fasse peur aux jeunes, parce que notre vie fait peur, et parce que, par orgueil, nous nous présentons un peu trop comme des « extra-terrestres » que Dieu par sa grâce aurait « guéri » de tout désir sexuel, et dont la sensibilité aurait été comblée par l’amour de Dieu. Tout cela est faux ! Le célibat est une croix ; le fait de ne pas avoir d’enfant est une vraie souffrance. Ce choix, il faut de nombreuses années pour le comprendre et un solide bon sens pour, l’ayant compris, en rendre grâce ! C’est dans la mesure où nous vivons notre célibat comme une blessure, avec humilité, et non pas comme une victoire illusoire sur la nature que nous pouvons y trouver une joie…bien plus, une fécondité. En entrant au séminaire, j’ai été attiré par la vocation sacerdotale et j’en ai accepté le célibat parce que je n’avais pas le choix. Si j’avais eu le choix, je me serais peut être marié. Pour choisir, en vérité le célibat, il faut faire une rencontre authentique et bouleversante, il faut vivre un authentique coup de foudre. Souvent, avec Dieu, cette rencontre est progressive, faite de lumière mais aussi de nuits. Nous entrons progressivement dans le mystère de la rencontre avec Dieu parce qu’il ne force pas notre sensibilité. Le geste par lequel nous nous engageons au célibat est significatif. L’évêque nous demande de faire un pas en avant pour « exprimer notre résolution ». Ce pas m’a toujours fait penser à l’épreuve infligée à Harrison Ford à la fin d’un des épisodes d’Indiana Jones. Il doit franchir un précipice en marchant dans le vide. Si mes souvenirs sont bons, la poutre apparaît à mesure que le héros avance ! La foi, c’est un peu cela : accepter d’avancer et de ne comprendre qu’à mesure qu’on avance. Ainsi donc, je peux dire, au risque de choquer certains, que le célibat, je l’ai choisi progressivement. Heureusement que l’Eglise ne m’a pas donné le choix, sinon je ne l’aurais pas choisi. Je n’en aurais pas gouté toutes les richesses et je n’aurais pas pu exercer mon ministère avec autant de bonheur. C’est d’ailleurs pareil pour le mariage. Les jeunes époux, le jour de leurs noces ne connaissent encore rien des exigences de la vie matrimoniale. Ils ne savent pas encore que leur amour devra être purifié au creuset de la souffrance, qu’ils devront être fidèles surtout dans les petites choses, dans ces petits détails qui peuvent rendre la vie insupportable. Seul le pardon et un amour qui nous dépasse infiniment peuvent venir à bout de notre égoïsme, de notre orgueil, de notre paresse. Toujours est-il que je me souviens très bien du jour où j’ai à la fois compris et accepté mon célibat. J’étais déjà prêtre. C’était à l’hôpital Spallanzani, hôpital de phase terminale des maladies infectieuses où j’étais aumônier. Mario, auprès de qui je me trouvais, était en train de mourir du S.I.D.A. Un jour, me regardant bien dans les yeux, il m’a dit : « je crois avoir compris le célibat des prêtres ! » Du tac au tac, je lui ai répondu : « Eh bien explique-moi parce que moi, je n’ai pas tout compris ! » Il a réfléchi et paisiblement il m’a dit : « quand tu es là, je me repose dans ton cœur ! » Je n’avais toujours pas compris, alors je lui ai demandé des explications. Il a ajouté : « Quand les dames de la croix rouge viennent, ce n’est pas pareil ! Elles sont mariées, elles ont des enfants et des petits-enfants, et je suis content qu’elles prennent de leur temps pour venir me voir. Je les trouve généreuses. Quand toi, tu viens, je trouve cela normal ! Il n’y a personne dans ton cœur que tu dois aimer plus que moi lorsque tu es à côté de moi. Ton cœur est libre d’être pour moi tout seul, et c’est cela qui me repose. Quand tu viens, j’ai l’impression d’être vraiment important, je sais que, au moment où tu es dans cette chambre d’hôpital, il n’y a personne qui, pour toi, soit plus important que moi. Si tu étais marié, alors je saurais qu’il y a dans ton cœur quelqu’un de plus important que moi et ce serait normal. Pareil si tu avais des enfants. Toi, non seulement il n’y a personne dans ton cœur qui sois plus important que moi, mais en plus tu as choisi cette vie. C’est une situation que tu as voulue. Cela me rend heureux. » Il avait raison, le célibat que vit le prêtre diocésain, c’est le célibat même du Christ. Tout cela nous dépasse et, bien sûr nous ne sommes jamais à la hauteur de l’exigence que ce célibat implique. C’est vraiment du mystère d’amour du Christ pour son Eglise que nous témoignons par cette vie que nous choisissons progressivement, que nous choisissons d’autant plus et d’autant mieux que l’expérience nous la découvre, que des personnes comme Mario nous en livrent le sens profond. Notre épouse, c’est l’Eglise, ce sont ces pauvres qui attendent Jésus sans le savoir, qui attendent d’être aimés par lui. Notre célibat, il est d’abord pour les pauvres, pour ceux qui ne sont pas aimés, qui sont rejetés, humiliés et donc qui sont tentés de se croire inutiles voire parasites de la société. Ils ont le droit d’être aimés. Ils ont le droit de savoir que Dieu les aime d’un amour personnel et unique, qu’ils ont toute leur place dans le cœur de Dieu. Lorsque nous nous éloignons de la pauvreté, que nous nous réfugions dans une vie confortable de célibataires nombrilistes, nous sommes adultères, infidèles à notre épouse, l’Eglise, qui nous attend dans l’intimité du confessionnal comme dans le sourire d’un enfant des rues ou le regard inquiet d’un adolescent perdu. Notre épouse, c’est ce couple désemparé de ne plus savoir comment éduquer leur fils qui s’isole dans la drogue et le mensonge, c’est ce chômeur tenté par l’alcool et surtout par le désespoir. La liste est longue…trop longue pour mon pauvre cœur. Dieu seul sera leur refuge et pourtant il m’a choisi, dans ma pauvreté, dans ma faiblesse pour prolonger son cœur. Je dois aussi être ses oreilles pour écouter, ses mains pour guérir, ses épaules pour porter, ses yeux pour voir, sa bouche pour enseigner. Ils ont besoin de ma pauvreté, de ma faiblesse pour les rendre plus forts. C’est cela la logique de l’amour, qui se donne à la croix. C’est dans la faiblesse, dans ma faiblesse que Dieu se donne. Il se sert de mon cœur blessé…blessé par ce célibat que bon an mal an je choisis, progressivement, difficilement, parce qu’il révèle une source, la source cachée du Dieu qui se donne par le cœur transpercé du Christ en croix. J’avais déjà ressenti cela auprès de Maria, sans pouvoir le comprendre. C’était ma première visite dans cet hôpital où, inconscient, j’avais choisi de servir. J’étais entré dans une chambre du couloir des femmes. Elles étaient une dizaine dans cette pièce qui tombait en lambeaux, comme leurs vies ! Le S.I.D.A. les engloutissaient lentement, inexorablement. Elles gémissaient doucement, persuadées que personnes ne les entendaient. Elles gémissaient pour elles-mêmes, se croyant seules. Je me tenais à la porte sans pouvoir avancer, pétrifié par cette vision effrayante. Soudain une femme que je n’avais pas vue, parce qu’elle se tenait assise par terre aux pieds du lit de sa fille, se leva, hébétée et se précipita à mes pieds. Sa fille était rongée par le sarcome de Kaposi, sorte de cancer de la peau, au point d’en être défigurée, au point de ne plus pouvoir parler, de ne plus pouvoir crier. Sa mère le faisait pour elle. Elle m’enserra les genoux de ses bras et se mit à crier « aiuto ! A l’aide, à l’aide » Je me libérai violemment de son étreinte et parti en courant. Réfugié dans ma chambre du séminaire Français de Rome je compris que j’étais incapable d’accomplir la mission qui m’avait été confiée. Qui étais-je pour oser croire que je pourrais aider ces personnes ? Je suis parti voir un ami prêtre qui m’a dit calmement : « on ne te demande pas si tu es capable, on te demande de le faire ! » Je décidai alors de poursuivre la mission mais en me formant, en apprenant auprès de personnes compétentes comment on doit faire pour accompagner des malades en fin de vie. J’ai fait un stage en France, auprès d’une unité de soins palliatifs, l’une des premières à avoir été ouverte, dans un hôpital parisien. J’ai eu la chance d’y croiser Marie de Hennezel, psychologue renommée et grande promotrice des soins palliatifs. Elle m’a fait comprendre que mon statut de séminariste et plus tard de prêtre ne me dispensait pas d’avoir du bon sens, de me former, d’apprendre. La grâce de Dieu se communique à condition que nous y mettions de la bonne volonté, que nous acceptions de ne rien savoir, pour mieux apprendre. Tout n’est pas donné par magie avec l’imposition des mains de l’évêque ! Fort de cette belle expérience, je repartis, mieux formé mais aussi plus humble parce que buriné par l’humiliation que j’avais subie la première fois et grandi par la sagesse et l’expérience de ceux qui avaient tout à m’apprendre. Je suis retourné dans la chambre de cette jeune femme. Sa mère était toujours là ; j’avais apporté avec moi une petite icône de la Vierge Marie. La tête baissée je me suis avancé près du lit de Maria. Je me suis mis à genoux pour être proche d’elle sans être trop haut. Comme Marie de Hennezel m’avait dit de le faire, j’ai posé ma main gauche sur son front, j’ai déposé contre ses genoux, qu’elle avait repliés, ma petite icône et j’ai pris sa main avec ma main droite. Je n’ai pas dit un mot. Je crois que si j’avais ouvert la bouche, rien ne serait sorti sinon des sanglots ! Nous sommes restés ainsi pendant une demi-heure, en silence. Puis je suis parti, toujours sans rien dire. Ce jour-là j’avais accepté d’être faible, de pleurer avec ceux qui pleurent. Sans le comprendre, j’avais déjà expérimenté la force faible du célibat. Mon cœur avait été doublement ouvert. Ouvert par l’humiliation de ma première dérobade, puis ouvert à nouveau, par la compassion. C’est auprès des pauvres que j’ai le plus appris, ici à Madagascar et là-bas, à l’hôpital Spallanzani. Les pauvres sont nos maîtres, disait saint Vincent de Paul. Nous sommes maîtres de nous-mêmes si nous acceptons d’être pauvres. Aujourd’hui j’aime mon célibat, parce que je le comprends mieux. C’est le célibat du Christ auquel je participe. Comme le disait –en substance- sœur Emmanuelle, il n’a refermé les bras sur personne pour pouvoir mieux les ouvrir à tous, sur la croix. Mon célibat proclame que le Christ ne préfère personne pour nous aimer tous d’un amour unique, ou plutôt il préfère chacun de nous, et d’abord les plus pauvres, les mal-aimés, les désespérés…Son amour pour nous est encore plus fort que l’amour d’un époux pour son épouse.
Après ce cours de morale sexuelle, après ce dialogue vrai et un peu rugueux avec ce séminariste, qui, comme moi à son âge, n’avait pas encore perçu la grandeur et la beauté du célibat, je suis allé courir. L’orage menaçait mais j’avais vraiment besoin de me défouler, alors je suis parti sur la route qui rejoint une ferme pédagogique pour un footing duquel je suis revenu 45 minutes plus tard épuisé et dégoulinant. Avant d’arriver au séminaire, au-dessus du stade de football, j’ai choisi un arbre un peu isolé contre lequel j’ai fait mes étirements. J’ai pris ensuite le petit chemin qui descend vers le séminaire et j’ai entendu une déflagration comme jamais je n’en avais entendue. La foudre était tombée juste derrière moi, à 50 mètres. Je me retourne et je vois que l’arbre contre lequel je m’étais étiré était complètement soufflé. Il n’en restait rien ! »
« On est bien peu de chose et mon amie la rose me l’a dit ce matin… »
Mgr Emmanuel Gobilliard
— Toutes les lettres de Madagascar du père Emmanuel Gobilliard ont été publiées sous le titre “Journal de Tanjomoha” EDB 2016