A l’occasion du décès du père Jean-Marie Jasserand, nous repartageons l’article publié dans le magazine Eglise à Lyon pour ses 100 ans.
Article extrait du magazine Eglise à Lyon, mars 2023.
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Le 18 avril prochain, le père Jean-Marie Jasserand fêtera ses 100 ans. Il est retiré depuis 2013 à la Chauderaie, à Francheville. Pour Eglise à Lyon, il retrace un centenaire de vie à aimer Jésus, dont plus de 70 années consacrées à servir son Eglise. La guerre, – il a déjà 16 ans en 1939 ! -, les premières années en paroisse, la déchristianisation de la société française, ce prêtre a traversé le 20e siècle en présentant à tous Jésus comme Fils de Dieu venu nous sauver, tout en reconnaissant humblement être dépassé par ce mystère, encore aujourd’hui, au crépuscule de sa vie.
Que gardez-vous de votre enfance ?
Je suis né le 18 avril 1923 à Thurins, dans les Monts du Lyonnais. Ma mère était veuve de guerre, son premier mari est mort en 1915. Elle a ensuite épousé son petit frère, mon père. Mon village était alors à 90% chrétien. Monsieur le curé était plus important que le maire ! Quel étonnement de constater qu’aujourd’hui, Thurins s’est déchristianisé à plus de 80%. Cela n’a plus rien à voir avec ce que j’ai connu enfant.
Quel enfant étiez-vous ?
Une petite nature… Je n’étais pas très costaud. Au collège jusqu’en 4e, j’étais au petit séminaire à Saint-Martin-en-Haut, puis ensuite au petit séminaire d’Oullins. J’allais à la messe chaque matin et garde le souvenir d’un temps de méditation quotidien. À l’entrée en terminale, soit on entrait dans la vie civile, soit on allait au Grand séminaire.
Vous entrez au séminaire en plein milieu de la Seconde guerre mondiale…
Oui… Pour ma part, je suis entré au grand séminaire Saint-Joseph en 1941. Nous étions 120 au total, 60 par année. Nous avons alors beaucoup souffert des restrictions. Je me souviens que les rations de pain étaient inférieures au séminaire de Philosophie Saint-Joseph, situé dans la commune « rurale » de Francheville, en comparaison de celles accordées au séminaire de théologie Saint-Irénée, situé dans la commune de Sainte-Foy-lès-Lyon, considérée comme « urbaine ».
Quels souvenirs gardez-vous de l’occupation allemande pendant cette période ?
À la fin de l’année 1942, les Allemands ont réquisitionné le séminaire Saint-Joseph ainsi que son parc, notamment pour stocker leur matériel militaire. Tous les séminaristes ont alors été regroupés dans celui de Saint-Irénée. J’ai également participé aux « chantiers de jeunesse ». C’était sous la direction du gouvernement Pétain, mais tous nos chefs étaient gaullistes. Ces camps en pleine nature, pour occuper les jeunes de la zone libre, ressemblaient au scoutisme, à ceci près que la participation était obligatoire.
Comment décririez-vous votre foi au moment de ces années de formation chahutées ?
Pendant les années séminaires, je garde le souvenir d’une foi communautaire au Christ. Pour la majorité, nous rêvions d’aller soit dans l’enseignement soit dans les paroisses pour présenter Jésus-Christ. Le centre de Lyon était très chrétien, mais dans les quartiers périphériques, comme à Vaise par exemple, on nous « cloaquait ». C’est-à-dire qu’on comparait les prêtres à des corbeaux, qui collaboraient avec l’ennemi.
Vous finissez votre théologie juste après la guerre, et vous êtes ordonné en 1949…
Nous étions une cinquantaine de prêtres ordonnés cette année-là. Une promotion exceptionnellement nombreuse, car beaucoup d’anciens séminaristes, prisonniers de guerre, sont revenus et ont terminé leur théologie, en particulier ceux qui sont partis au STO, rapatriés en 1945. Sinon, à cette époque, une trentaine de prêtres était ordonnée chaque année, avant que ce chiffre ne diminue fortement à partir du début des années 1970.
Quel jeune prêtre êtes-vous ?
Je suis ordonné à l’âge de 26 ans. Je suis heureux d’être prêtre, mais fatigué. Pour ma première nomination, on tient compte de ma petite constitution et on me nomme cinq ans enseignant en français au collège des Minimes, dans le quartier Saint-Just. Je suis ensuite nommé vicaire à Roanne. Il fallait alors desservir un grand nombre de clocher avec de nombreuses célébrations à assurer. Puis on me comme vicaire au Bois d’Oingt, aux portes du Beaujolais. J’y passe dans les années 60-70 une vingtaine d’années très heureux au sein de ce territoire pour 50% chrétien. Au départ nous étions deux prêtres pour deux paroisses, puis trois prêtres pour six paroisses.
Vous semblez avoir souffert de cette lourde charge…
Oui, déjà à cette époque, les prêtres couraient après les nombreuses célébrations dominicales. Et avant la réforme, il fallait respecter le jeune eucharistique depuis minuit la veille. Cela ne convenait pas vraiment à ma petite nature. Le jeune a ensuite été réduit à une heure…
C’est à cette période que le nouveau rite liturgique est mis en place. Comment l’accueillez-vous ?
J’étais habitué à l’ancien rite. Quand la messe a été nouvelle, j’ai eu l’impression de changer de religion ! Au lieu de tourner le dos, on avait les gens en face de nous. C’était un autre monde, mais finalement, cela m’a plu. J’ai pris conscience que l’on vivait en communauté, prêtre et laïc. J’ai aimé ce nouveau style, toujours ennuyé cependant par la nécessité de courir d’une paroisse à l’autre, entre deux pensionnats ou écoles pour les cours de catéchisme.
À cette époque, les prêtres entraient encore dans les écoles publiques pour y assurer les cours d’instruction religieuse…
Plongé au cœur de la vie des habitants du Bois d’Oingt, quel regard portez-vous sur la France des années 70-80 ?
Je me souviens d’une demande de mon curé pour assurer l’aumônerie dans une maison de convalescence qui accueillait une soixantaine de résidants. En rendez-vous avec la directrice pour entrer en contact, je tombe sur une personne anti-cléricale. À cette époque, on classait vite les gens comme pratiquants ou anti-cléricaux. Quelle surprise à la fin de voir cette directrice me proposer d’utiliser son bureau pour confesser les résidents ! Dans les années 90, j’ai été nommé auxiliaire à Saint-Martin-en-Haut, heureux de desservir les clochers de cette paroisse très pratiquante.
Nous arrivons aux années 2000. Vous avez presque 80 ans… et vous rempilez pour une quinzaine d’années comme aumônier à la maison de retraite Notre-Dame de la Salette, à Lyon 5e, tenue alors par les sœurs…
De ces dernières années d’activités, je conserve un très bon souvenir grâce à l’étroite collaboration rendue possible par les sœurs. Evidemment, j’ai été témoin d’une grande différence entre les années au cours desquelles les sœurs géraient la maison puis les dernières années, lorsqu’une direction laïque les a remplacées.
Vous vous êtes retiré à l’âge de 90 ans. Quel prêtre âgé êtes-vous ?
Ma vie a été vite occupée. Je suis un prêtre heureux, malgré les difficultés traversées.
Quel évêque vous a particulièrement marqué ?
Le cardinal Renard. Je l’aimais beaucoup. Il me semblait très humain, très proche, en dialogue.
À 100 ans, quel regard portez-vous sur l’Église ?
L’Église d’aujourd’hui a beaucoup moins d’influence qu’avant. Cela peut prêter à sourire aujourd’hui, mais il était impensable pour moi qu’un représentant politique ne soit pas marié et père de famille. Impensable également de le voir en photo dans les magazines avec son épouse en maillot de bain. Les mentalités ont tant changé. Je me demande comment les jeunes prêtres peuvent être au service dans ce monde qui a basculé.
Qu’est-ce qui a changé pour les prêtres ?
Auparavant, tout le monde n’était certes pas chrétien, nous avions donc toujours ce témoignage de Jésus à donner, mais cela était plus facile car nous étions soutenus dans notre mission. Aujourd’hui, il doit être difficile d’expliquer aux jeunes que monsieur Jésus est Fils de Dieu. Je me souviens avoir pris un jour des jeunes qui faisaient de l’autostop. Avec leur vocabulaire, je ne les comprenais pas… Ils vivaient dans un autre monde que le mien.
Et ne peuvent-ils pas être rejoints ?
A mon époque, nombre d’entre nous pensaient l’inverse. Jeune vicaire à Roanne, je me souviens encore d’un curé avec lequel je travaillais dans les années 50 qui s’était offusqué que des jeunes de la Jeunesse ouvrière chrétienne quittent l’assemblée à l’issue de la première messe de la nuit de Noël. Dans l’ancien rite, il y avait trois messes qui se succédaient, auxquelles participaient les pères de familles, les élèves de l’enseignement libre… Pour ce prêtre, ces jeunes de la JOC devaient être des parfaits.
Votre mort, y pensez-vous ?
Oui, j’y pense. Mais avec le grand âge, je ne peux plus concentrer de l’énergie à réfléchir et trouver des réponses à ces questions. Alors je fais confiance à la foi de l’Église. Cette dimension communautaire de la foi se fait alors centrale, je me laisse porter par la communauté.
Aujourd’hui, qui est Jésus pour vous ?
Il est le Christ, ainsi que le dit la liturgie. Il est présenté comme Fils de Dieu venu nous sauver. Mais pour moi, cela reste mystérieux, mais je fais confiance à la foi des prêtres qui m’entourent.
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Article extrait du magazine Eglise à Lyon, mars 2023.
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