Publié le 14 novembre 2018
Ah ! si ce grand jour de l’Armistice avait été suivi d’un siècle de paix, comme notre joie et notre action de grâce seraient intenses ! Oui, le spectacle des années écoulées depuis le 11 novembre 1918 est loin d’être toujours réconfortant… Nous ne manquerons pas pourtant de fêter le centenaire de ce moment historique. Et l’on me permettra même de voir quelques « fleurs du mal », comme disait Baudelaire, dans ces sombres années de « la Grande Guerre ».
Il faut d’abord saluer le courage de ceux qui ont pris la décision d’arrêter les combats, même si toutes les conditions d’une victoire triomphale n’étaient pas rassemblées. Henri Poincaré, John Pershing et plusieurs autres estimaient que l’Armistice était prématuré, qu’il fallait encore assurer la victoire pour mettre à terre l’adversaire, mais le maréchal Foch leur répondit que signer maintenant épargnerait 60 000 vies humaines ! Il avait lui-même perdu, dès le début des combats, en un seul jour – 22 août 1914 -, son fils Germain et son gendre Paul. Et ses proches, quand il s’était retiré à l’écart après avoir appris la terrible nouvelle, l’avaient entendu murmurer : « Tout de même, le Bon Dieu… ! »
La guerre de 14-18 a été affreusement meurtrière. Le Pape Benoît XV, élu pour succéder à saint Pie X le 3 septembre 1914, s’est maintes fois insurgé contre ce « massacre inutile » 1. Dès le 1er novembre, il avait publié une encyclique où il s’en prenait avec véhémence à la guerre 2. En lançant, quelques mois plus tard, un vibrant appel à la paix destinée « Aux peuples belligérants et à leurs chefs » 3, il parlait de la guerre comme d’une « horrible boucherie » et de l’Europe comme d’« un champ de mort ». Il apostrophait les responsables en ces termes : « Vous qui portez devant Dieu et devant les hommes la redoutable responsabilité de la paix et de la guerre, écoutez notre prière, écoutez la voix d’un père ! » 4
Ce cri fut accompagné de nombreuses démarches auprès des gouvernements, mais des deux côtés du Rhin, dans l’orgueil des nationalismes, personne ne voulait de cette paix, personne n’écoutait le Pape. Le Père Sertillanges avait même déclaré, dans un brillant discours sur « la paix française » prononcé en l’église de la Madeleine, à Paris : « Très Saint Père, nous ne pouvons pas pour l’instant retenir vos appels de paix. » Le cardinal Amette, archevêque de Paris qui était présent, non seulement ne protesta pas, mais il autorisa la publication du discours.
Pourtant, ce désastre international fut l’occasion de rencontres aussi merveilleuses qu’improbables et d’une vraie réconciliation nationale.
Depuis la loi, alors récente, de séparation de l’Eglise et de l’Etat (datée du 9 décembre 1905), les séminaristes faisaient leur service militaire comme tout le monde. Au moment de la mobilisation, on vit arriver des milliers de séminaristes et de jeunes prêtres « sac au dos ». Ils étaient dans l’enfer des tranchées et vivaient les mêmes angoisses que tous leurs compagnons d’infortune. Les récits que les soldats nous ont laissés montrent la force spirituelle que la présence de tous ces jeunes hommes consacrés à Dieu donnait à tous. Que de retours au Seigneur et à la prière ! Quelle ferveur dans les messes célébrées dans des cadres si précaires ! Et tant de soldats ou de gradés qui demandaient le sacrement du pardon avant les heures décisives. Les bombes tombaient sur tout le monde. A lui seul, le diocèse de Lyon compte quatre-vingt-treize séminaristes et cinquante-sept prêtres morts durant les quatre années de guerre. Nous proclamerons leurs noms dans la primatiale Saint-Jean au cours des vêpres, le soir du dimanche 11 novembre.
Dans d’innombrables familles françaises, on continuera certes à critiquer le clergé, à dire du mal des « curés », mais souvent en ajoutant aussitôt : « Mais moi à l’armée, j’en ai connu un. Il était formidable, lui, et c’est devenu un vrai ami de la famille. Quand ma mère est tombée malade, je l’ai appelé et il est venu immédiatement. Il passe nous dire bonjour, même sans prévenir, et il est toujours avec nous pour un baptême, un mariage, un deuil. Ah ! si tous les curés pouvaient être comme lui ! »
Rapidement, après la guerre, l’Union Nationale des Combattants vit le jour. Spontanément, on lui donna comme présidents le Père Daniel Brottier et Georges Clemenceau, « le Père la Victoire » : un prêtre et un anticlérical notoire. Dans les années où j’étais curé, les anciens combattants, qui m’invitaient fidèlement à leur repas annuel, venaient toujours auparavant demander une messe pour le Père Brottier et pour Georges Clemenceau. J’avais beau leur expliquer que le premier était béatifié et n’avait pas tellement besoin de notre prière, impossible ! Il fallait obtempérer. Tous les deux ensemble, inséparables !
Clemenceau ! On raconte que vers la fin de la guerre, il est arrivé un matin au quartier général de Foch et a demandé à voir le Généralissime. On lui a répondu : « Monsieur le Président du Conseil, il est à la messe. Faut-il que nous allions le chercher ? » Foch assistait à la messe chaque jour, à 6 h du matin. Et « le Tigre » refusa : « Ne le dérangez pas ! Laissez-le, cela lui réussit trop bien ! »
Ferdinand Foch était un chrétien profondément convaincu. Né à Tarbes dans une famille de sept enfants (il était le sixième et l’un de ses frères, jésuite, était expulsé de France pendant la Grande Guerre), il avait sept ans quand sa maman priait derrière Bernadette, lors de la dix-septième apparition à la grotte de Lourdes… C’est d’elle qu’il a reçu un indéfectible amour de la Vierge Marie.
D’une conversation vers la fin de ses jours (il est mort en 1929), son interlocuteur rapporte ces propos du maréchal : « Je n’ai jamais douté de la valeur de mes généraux, ni de la vaillance de mes soldats. Tout de même, il me reste d’avoir mis en Notre-Dame de Lourdes la confiance invincible d’un petit enfant envers sa mère. Je l’ai toujours invoquée aux heures cruciales : elle m’apporte toujours lumière et décision … J’ai dit mon chapelet tous les jours de ma vie, aussi et même surtout, aux jours de grandes batailles. »
Le 9 juillet 1918, quelques mois avant l’Armistice, il demande que les armées françaises et alliées soient consacrées au Sacré-Cœur de Jésus. Et la célébration se déroule dans l’église du village où est établi son état-major, Bombon, en Seine-et-Marne.
Petit clin d’œil tout récent. A la mi-septembre, je suis allé à Collonges au Mont d’Or pour l’inauguration d’une magnifique exposition des peintures de l’abbé Georges Rety (1887-1957) qui fut longtemps curé de l’église du Vieux-Collonges. Et notre guide, M. Henri Morel, qui m’a autorisé à écrire ces lignes, nous racontait : « Le jour de mon baptême en 1942, mon grand-père et le P. Réty qui m’a baptisé se sont regardés longtemps, intrigués l’un par l’autre. Et tout d’un coup, ils ont compris pourquoi : ‘’Mais nous étions tous les deux ensemble, dans les tranchées !’’ »
Philippe card. Barbarin
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1. Exhortation apostolique Dès le début, 1er août 1917.
2. Encyclique Ad Beatissimi Apostolorum, 1er novembre 1914.
3. Exhortation apostolique Aux peuples belligérants et à leurs chefs, 28 juillet 1915.
4. Ibidem.