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Les évêques
Conférence sur la pudeur

Publié le 14 novembre 2016

Conférence sur la pudeur

Retrouvez l’intégralité de la conférence sur la pudeur de Mgr Emmanuel Gobilliard, animée dans le cadre de l’université d’automne des jeunes cathos de Lyon, et auprès des vierges consacrées du diocèse.

Mon intention en prononçant cette conférence n’est pas de codifier la mode vestimentaire, ni même de donner un enseignement moral. Nous ne sommes plus en 1950 où les ecclésiastiques pouvaient encore se permettre de donner des indications aux parents quant à l’éducation qu’ils devaient transmettre à leurs enfants. Aujourd’hui, non seulement nous ne serions pas écoutés mais surtout aujourd’hui nous avons compris que les parents eux-mêmes ont la grâce de pouvoir discerner ce qui est bon ou mauvais pour leurs enfants.

Mon intention est beaucoup plus de faire connaître l’enseignement philosophique et théologique du bienheureux pape Jean Paul II qui, dans le domaine de la compréhension de la sexualité, de sa finalité, dans le domaine de la théologie du corps a été révolutionnaire autant que peu connu…comme la pudeur d’ailleurs qu’on met à toutes les sauces, sans savoir vraiment ce qu’elle recouvre ni ce qu’elle signifie.

D’abord, à travers quelques exemples puisés dans la littérature et l’expérience humaine en général, essayons de la décrire pour pouvoir répondre à la question : la pudeur est-elle la conséquence de coutumes ou de traditions culturelles, ou un sentiment naturel ? Faut-il en avoir peur, la combattre au nom de la liberté ou du respect d’une morale naturelle épanouissante, faut-il au contraire la promouvoir et la faire connaître, à moins que ce soit elle qui nous protège et qui nous révèle qui nous sommes vraiment.

La littérature

Dans la littérature, la pudeur a souvent une signification qui va au-delà de la seule pudeur sexuelle ; c’est le cas de la pudeur, toute spirituelle, de Sonia dans Crime et châtiment, lorsque Raskolnikov lui demande de lire un passage de l’Evangile : « Sonia hésitait toujours. Son cœur battait avec force. Elle n’osait pas lire devant lui […]. Ses mains tremblaient et la voix s’étouffait dans sa gorge. Elle s’y reprit à deux fois sans arriver à articuler le premier mot […]. Il ne comprenait que trop combien il en coûtait à la jeune fille de lui ouvrir son monde intérieur. Il sentait que ses sentiments constituaient son véritable et peut-être très ancien secret, un secret qu’elle gardait depuis son adolescence [1] »

Ici, la pudeur empêche le sujet de se livrer, de découvrir à un autre qu’un véritable ami l’intimité de son cœur. C’est ce qu’exprime Jean de La Fontaine dans ces vers :

« Qu’un ami véritable est une douce chose ! Il cherche nos besoins au fond de notre cœur, Il nous épargne la pudeur De les lui découvrir nous-mêmes » [2]

Saint Thomas d’Aquin, dans son commentaire de l’Evangile de saint Jean, explique pourquoi les secrets du cœur ne peuvent être livrés qu’au véritable ami : « Le vrai signe de l’amitié, c’est que l’ami révèle à son ami le secret de son cœur. En effet, puisque c’est le propre des amis d’être un seul cœur et une seule âme, il semble que l’ami ne dépose pas en dehors de son cœur ce qu’il révèle à son ami » [3].
Et comment ne pas faire, ici, allusion aux conseils que prodigue le renard au Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry ? Dans sa simplicité, ce texte exprime avec une grande vérité le sens de la pudeur dans l’amitié et, par analogie, dans l’amour en général.

Pourtant, à cette conception assez simple et belle de la pudeur nous devons opposer celle de Milan Kundera dans l’insoutenable légèreté de l’être. Ce chef d’œuvre qui provoque en nous, immanquablement, une sorte de fascination satanique, ne parle pas directement de la pudeur mais tourne autour sans que l’on sache vraiment s’il faut s’en méfier ou s’en servir. Ce qui caractérise cet ouvrage, c’est son ambiguïté. Il est ambigu parce que le thème est ambigu, mais il faut ajouter à cette ambiguïté la cynique mise à nu des passions humaines à laquelle se livre, avec délectation cet auteur talentueux. Ce livre tantôt nous trouble, nous blesse, tantôt nous émeut. Il est à la fois beau et dangereux, pudique et indiscret parce qu’il nous parle de nous-mêmes ou plutôt de notre face obscure. Tout est exprimé dans le titre : L’insoutenable légèreté de l’être évoque le poids futile de l’amour où se rejoignent le temps et l’éternité, le corporel et le spirituel. Nous sommes mal à l’aise à sa lecture comme nous sommes mal à l’aise pour évoquer notre propre voyeurisme lorsqu’il s’agit de passions ambiguës. Ici la différence entre coquetterie et pudeur est clairement établie. Pour Kundera, ou plutôt pour Tereza la coquetterie est simple et enviable. « Qu’est-ce que la coquetterie ? On pourrait dire que c’est un comportement qui doit suggérer que le rapprochement sexuel est possible sans que cette éventualité puisse être perçue comme une certitude. » [4]

Elle est ainsi le signe que nous avons réussi cette destructrice séparation de l’âme et du corps que Tomas souhaite pour Tereza : « Tomas essaie sans cesse de la persuader que l’amour et l’acte d’amour sont deux mondes différents. Elle refusait de l’admettre. A présent elle est entourée d’hommes qui ne lui inspirent pas la moindre sympathie. Quel effet ça lui ferait de coucher avec eux ? Elle a envie d’essayer, du moins sous la forme de cette promesse non garantie qu’est la coquetterie.  » [5]

Pourtant il y a quelque chose en elle qui ne peut s’y résoudre. Il y a, en elle, quelque chose de grave, de profond qui l’empêche de traiter l’amour de façon futile. L’âme, répond Kundera, à moins que ce ne soit son avocat : La pudeur ! Et lorsqu’enfin elle consent à « faire l’amour » sans amour, d’abord elle ne se reconnaît pas : « maintenant, elle était complètement nue. L’âme voyait le corps dénudé entre les bras de l’inconnu et ce spectacle lui semblait incroyable, comme de contempler de près la planète Mars » [6] puis elle sombre dans la honte d’elle-même. « Son âme a perdu sa curiosité de spectateur, sa malveillance et son orgueil : de nouveau, elle est retournée tout au fond du corps dans ses replis les plus cachés et attend désespérément qu’on la rappelle. » [7]

L’intérêt de la pudeur tient à la position charnière qu’elle occupe. Elle se situe à la jointure des moelles, dirait la bible. Elle empêche que le corps soit séparé de l’âme, que les actes soient séparés de l’intention, que l’extérieur n’échappe à l’intérieur. C’est pour cette raison qu’elle fascine l’écrivain autant que le philosophe, le théologien ou le psychanalyste.

A travers ces quelques exemples pris dans la littérature nous entrevoyons déjà l’enjeu d’une réflexion sur la pudeur : C’est l’unité de toute la personne humaine, sa cohérence, sa finalité aussi ! La pudeur est comme un principe d’unité, ou plutôt elle est comme une alerte qui m’indique que je risque de perdre mon unité en oubliant l’âme qui est le véritable principe d’unité de la personne. La pudeur va m’empêcher de commettre un acte qui va me déstructurer et que je vais regretter.

Parfois un tel acte impudique m’est imposé (le viol, l’inceste, la pédophilie). Dans le cas où un tel acte est imposé, la conséquence est la même : la honte. Cela peut paraître étonnant qu’un enfant qui a été abusé et qui n’a aucune responsabilité dans ce qui s’est produit éprouve une telle honte alors que son auteur, le vrai responsable pervers, n’en éprouve aucune. Pour l’enfant par exemple, l’acte impudique a eu lieu. Il a perdu son unité intérieure, il est profondément troublé voire agité. Sa honte est d’autant plus vive qu’avant cet acte il était heureux, unifié. Son rapport au corps était relativement paisible. Cette rupture d’unité provoque en lui un trouble très profond. Pour l’auteur de l’agression, cette déstructuration a déjà eu lieu, parfois depuis longtemps. Il a totalement perdu son unité intérieure. Sa sexualité est comme séparée de sa personnalité. Ses pulsions ont pris le dessus sur tout le reste parce qu’il a eu un comportement impudique qui n’a fait qu’empirer au point d’établir une séparation radicale entre ses actes impurs et sa personnalité profonde.

Le droit

Se pose, à ce stade de notre réflexion, la question de la pudeur dans le droit avec un double paradoxe qu’à mis en lumière Catherine Labrusse Riou [8] : Pour punir un acte gravement impudique, il faut révéler l’acte, parfois le décrire donc faire subir à l’enfant une nouvelle violence. Lui faire raconter ce qui s’est passé, même si c’est nécessaire c’est commettre une autre impudeur et blesser à nouveau l’enfant. L’autre paradoxe du droit c’est que plus une certaine impudeur est sanctionnée, moins une autre impudeur est prise en compte.

Ici nous sommes vraiment au cœur du problème. La société ne sanctionne-t-elle pas ce que justement elle a fait naître ? La société permet en effet les conditions de l’acte gravement impudique au nom d’une liberté mal comprise.

Revenons à ces deux grandes catégories du droit concernant la pudeur que sont l’outrage d’un côté et l’atteinte ou attentat à la pudeur de l’autre pour remarquer qu’à mesure que la répression de l’un diminue, la répression de l’autre augmente. L’outrage public à la pudeur n’est presque plus condamné tandis que l’atteinte à la pudeur (par violence, par contrainte ou par surprise) est de plus en plus réprimée. Cette différence de traitement est d’autant plus ambiguë que le premier ne peut avoir lieu que dans un lieu public, sachant qu’un lieu privé devient public dès lors qu’il est accessible au regard d’autrui, alors que la seconde est d’autant plus grave que le lieu où est-elle constatée est davantage privé. C’est en effet dans ce « sanctuaire privé » qu’est la famille que plus de 90% des attentats à la pudeur ont lieu.

En effet plus le lieu est privé, plus s’exerce la pression du cadre qui favorise l’emprise des personnes ayant autorité sur les plus vulnérables. Ainsi le droit réprime dans la sphère privée les attentats à la pudeur alors qu’il considère les outrages comme de plus en plus « acceptables » même dans la sphère publique. Nous sommes donc face à une contradiction du droit, dans sa jurisprudence en particulier, qui apparaît avec encore plus de ridicule (même si le sujet est évidemment moins grave) dans le domaine du droit de la famille. Ainsi au nom de la liberté, lire des revues pornographiques est un droit alors qu’il s’agit d’une faute envers le conjoint dans le cadre par exemple d’une procédure de divorce. Nous pourrions multiplier les exemples de cette distorsion de plus en plus importante entre l’impudeur d’un côté et sa répression de l’autre. « Subjectivisée, privatisée, la pudeur, à défaut d’agression caractérisée, est noyée dans le conflit des libertés ». [9]

La psychologie

La grande question que pose la psychologie et qui sera largement reprise par les anthropologues et les ethnologues est celle de son origine. La pudeur est-elle culturelle ou naturelle. Le débat a été mené de façon très peu scientifique, en particulier par les promoteurs d’une pudeur « culturelle ». Un certain rousseauisme ambiant s’est imposé comme La vérité. Mélangez tout cela à une « bien pensance » médiatique et vous aurez le cocktail habituel : la pudeur est la conséquence d’une éducation judéo-chrétienne qui brime la liberté, empêche l’expression naturelle de l’instinct, se méfie de la sexualité…Evidemment la lecture des enseignements de Jean Paul II sur l’amour humain, qu’il a prononcé entre 1979 et 1982 suffirait à faire taire toutes ces critiques, mais l’ouvrage faisant 800 pages, peu de journalistes et peu de penseurs d’ailleurs n’ont franchi le pas de sa lecture. Mais, pour ne pas « cléricaliser » le débat il suffit de lire certains philosophes modernes, depuis Scheler, en passant par Sartre, Lévinas ou même plus récemment Boris Cirulnik ou Fabrice Hadjadj pour s’en persuader. La théorie de la pudeur uniquement culturelle ne tient pour plusieurs raisons :

On trouve des réactions de pudeur dans toutes les civilisations et à toutes les époques, même avant la morale chrétienne. Il suffit pour cela de lire un passage de l’odyssée d’Homère : la scène où Ulysse rencontre Nausicaa sur la plage traduit avec une exquise délicatesse ce qu’est la pudeur sexuelle : Ulysse veut s’approcher, entrer en contact avec cette belle jeune fille et ses compagnes. « Alors, nous dit le texte, le divin Ulysse émergea des broussailles. Sa forte main cassa dans la dense verdure un rameau bien feuillu qu’il donnerait pour voile à sa virilité » [10] . Ulysse ne peut se présenter nu à la vue des jeunes filles ; ce n’est pas d’abord de son corps qu’il a honte, sinon il aurait également caché le reste de ce corps « tout gâté par la mer » [11], mais c’est bien le signe de sa virilité qu’il veut absolument dérober aux regards des vierges. Nous avons là une première illustration de la pudeur, qui nous pousse à cacher aux yeux des autres nos organes génitaux. Homère ne cherche pas à expliquer le geste d’Ulysse : c’est si naturel !

Les réactions de pudeur sont visibles chez tous quelle que soit son éducation et sont souvent non maitrisables : c’est la femme qui rougit ou l’homme qui balbutie.

Le problème est qu’on a trop longtemps confondu la pudeur et le vêtement : voici à ce propos ce qu’en dit un psychologue italien Gianfranco Zuanazzi : « le rapport du vêtement avec le corps a été faussé par le fait qu’on a voulu identifier l’impudeur et la nudité, la pudeur avec le fait de cacher son corps [12] . Le vêtement manifeste d’une certaine manière la personne, car il « exprime la façon que l’on a de vivre son propre corps et accentue la conscience que l’on a de soi-même  [13] » . Il serait donc abusif d’assimiler de façon stricte le vêtement et sa seule utilité pratique : le vêtement exprime beaucoup plus, comme en témoignent les phénomènes de mode. Par le vêtement, « le corps peut être caché (et pour cette raison, la pudeur s’estompe naturellement avec l’habit), mais aussi souligné et mis en évidence, au point de devenir impudique justement à cause du vêtement » [14] .

Dans son traité sur La Pudeur instinctive, La Vaissière est beaucoup plus clair que Ribot et considère, en citant Havelock Ellis, que la pudeur est : « un dynamisme sensitif d’appréhension, presqu’instinctif, en relation directe avec les processus sexuels » [15] .

Elle naît avec la puberté et peut disparaître dans le cas d’une conduite débauchée, mais elle n’en demeure pas moins universelle et innée. Il nourrit son argumentation en s’appuyant sur de nombreux exemples relevés dans les études sociologiques et ethnologiques. De plus, la pudeur n’est ni une tendance spéciale – car elle coexiste avec l’instinct sexuel -, ni une émotion – car l’émotion, dès lors qu’elle devient forte, brise la tendance dont elle dérive, mais un frein à l’instinct sexuel. Cependant, dit-il en reprenant Dugas, « Elle n’est pas un obstacle à l’amour, mais un frein naturel qui retient l’amour dans les conditions de son développement normal […] Elle ne contredit pas la fin de la nature, qui est de perpétuer l’espèce, elle sert au contraire à cette fin […]. Elle est une sauvegarde à l’amour […], sans elle, l’amour serait un désir brutal aussitôt satisfait […]. Elle est un amour qui se défend contre lui-même […] qui ne suit pas sa pente naturelle, qui n’est pas un mouvement en ligne droite, […] mais qui se détourne de sa voie pour la mieux suivre, par une instinctive entente de ses intérêts, et, si j’ose dire, de la dignité de sa fonction  [16] » .

La philosophie

Le rapport entre la pudeur et l’amour nous introduit à la réflexion des philosophes. Je vais ici vous citer quelques pages de Max Scheler parce que ce phénoménologue est l’un des seuls à avoir consacré à la pudeur une étude complète. Pour lui la pudeur sentiment spécifiquement humain est avant tout le sentiment de la valeur du moi

La pudeur se situe, comme Scheler l’a souvent évoqué, au point de jonction entre le corps et l’esprit. Elle se manifeste en particulier lorsque se présente la tentation de ne pas considérer la personne dans son unité, lorsque mon attitude extérieure – telle que je l’exprime ou telle qu’elle est perçue par autrui – ne renvoie pas la vérité de ce que je suis. Ainsi, la femme pudique réagit car elle a peur que ce que l’autre perçoit ne corresponde pas à ce qu’elle est vraiment : elle réagit contre la réduction de la personne et de son mystère à la pure corporéité. C’est la vérité qui la fait réagir : ce que mon corps exprime correspond-il vraiment à ce que je suis ? A l’inverse, la femme coquette, selon la description de Scheler, ne peut pas éprouver de pudeur, puisque cette question ne se pose pas pour elle : elle sait que ce qu’elle veut exprimer extérieurement ne correspond pas à ce qu’elle est réellement. Elle n’a d’ailleurs aucun désir d’être connue, d’être reconnue. Son attitude est un jeu, le jeu de la séduction, et elle utilise son corps pour feindre une attitude intérieure qui n’est en aucun cas la sienne.

Le corps, dans ce qu’il exprime, véhicule une intention. Ainsi, comme le fait remarquer Francesco Giunchedi, «  la pudeur empêche que la corporéité, particulièrement en ce qui concerne la sphère sexuelle, soit comprise comme détachée de l’ensemble de la personne et réduite à une pure expression physique et, comme telle, privée de tout pouvoir symbolique de référence » [17] .

Scheler, pour exprimer l’importance que la pudeur accorde à la valeur personnelle, a établi une comparaison entre la femme pudique et la coquette : cette dernière, lorsqu’elle fait mine de rougir ou lorsqu’elle baisse les yeux, ne le fait qu’avec l’intention de les relever aussitôt, pour juger de l’effet produit. Elle désire que les autres lui accordent du prix, mais elle garde, dans le secret de son cœur, la conscience qu’elle ne possède en elle-même aucune valeur intime profonde. Son attitude est un jeu de séduction qui, mimant la pudeur, entend susciter le désir. La femme pudique se caractérise au contraire par son humilité et son désir de disparaître aux yeux de l’autre. Elle n’a aucune prétention à se faire valoir aux yeux d’autrui, mais elle a une profonde conscience « de la présence en elle de la valeur positive que sa pudeur recouvre et protège » [18] . Notons ici que lorsque nous parlons de la valeur du moi, ce n’est pas seulement la valeur que les autres m’accordent (à juste titre ou non), mais la valeur que je possède en moi-même et que les autres ne doivent pas m’accorder, mais reconnaître.

La différence entre la femme pudique et la coquette est que, pour la coquette, il n’y a pas ce que Scheler appelle le mouvement de retour sur soi. Ce mouvement est au point de départ de la pudeur : ce n’est pas tant la nudité en tant que telle ou n’importe quelle situation objective qui suscite la pudeur, mais ce retour sur moi-même par lequel je sors de moi-même pour me considérer de l’extérieur. Ce n’est pas seulement le regard de l’autre qui réalise ce retour sur moi (puisque j’éprouve de la pudeur vis-à-vis de moi-même également lorsque je suis seul), mais plutôt la conscience soudaine que j’ai d’être dans une telle situation. Par exemple, la femme qui se précipite hors de chez elle avec son bébé dans les bras, pour le sauver des flammes, n’éprouve aucune pudeur, même si elle est nue ; et ce n’est que lorsque sa peur s’est estompée que se réalise ce retour sur elle-même qui provoque une vive pudeur [19]. En exploitant davantage l’exemple de Scheler, nous pouvons dire que cette femme n’éprouve aucune pudeur tant qu’elle reste tendue vers son objectif, tant que l’action qu’elle accomplit est en parfaite adéquation avec son intention. Elle est entièrement à ce qu’elle fait, et rien ne peut l’en détourner, pas même le regard de l’autre sur elle, fût-elle nue. Elle est tendue non seulement vers une action à accomplir, mais avant tout vers un être, son propre enfant, dont elle veut sauver la vie. A ce moment précis, rien ne compte, sinon son enfant. La pudeur va naître lorsque, son acte accompli, elle ne sera plus exclusivement orientée vers son enfant, lorsqu’elle s’échappera, en esprit, vers quelqu’un d’autre que son enfant. Ce qui a poussé cette femme à se précipiter vers son enfant au péril de sa vie, c’est l’amour, et l’acte qu’elle s’est empressée d’accomplir était en parfait accord avec les dispositions de son cœur de mère. Toute tendue vers l’objet de son amour, elle n’éprouvait plus aucune pudeur [20] .

La pudeur prépare et protège l’amour véritable. A la fois elle présuppose l’amour et dispose à l’amour. Elle présuppose l’amour, car seul l’amour nous permet de saisir la valeur de la personne aimée ; tant que cette valeur n’est pas perçue, la pudeur ne se manifeste pas de la même manière. Elle dispose à l’amour, car elle perfectionne l’amour existant en aidant à aimer l’autre pour lui-même, et non pas seulement en raison des dons ou des qualités dont il est pourvu. Seul cet amour « spirituel » de personne à personne est vraiment fidèle, car il est capable de subir des états affectifs inférieurs comme la tristesse, la mélancolie, le blâme etc., sans remettre en question l’amour lui-même, puisqu’il se situe au niveau du contact avec le divin (valeur supérieure par excellence pour Scheller). Donc la pudeur, parce qu’elle fait passer des valeurs inférieures aux valeurs supérieures, a ici un rôle de protecteur de l’amour véritable [21] . Elle met à l’épreuve du temps du temps, permettant ainsi au sujet de prendre le temps de choisir, de connaître l’être aimé. Ici, la pudeur favorise le choix ; mais il faut noter que pour Scheler, dans le lien entre la connaissance et l’amour, c’est toujours l’amour qui a la première place. C’est ce qu’il expose dans son essai sur ce thème, en citant en particulier Goethe qui dit : « On apprend à ne connaître que ce que l’on aime ; et la connaissance sera d’autant plus compréhensive et plus profonde que l’amour, ou même la passion, auront été plus puissants et plus vivants » [22] .

Néanmoins, le rapport de priorité entre les deux reste très subtil et partant, difficile à définir. Le plus important est d’insister sur le fait que dans l’amour, la connaissance est nécessaire. Aussi joint-il au mot de Goethe celui de Léonard de Vinci, qui constate que « toute grande passion est fille d’une grande connaissance [23] ».

L’amour n’est pas aveugle, comme le souligne encore Scheler, et c’est cette clairvoyance de l’amour que va favoriser la pudeur. Il met à l’épreuve du désir : mes désirs instinctifs qui tendent à considérer l’autre comme un objet de jouissance sont ainsi dépassés. Peut alors se manifester le désir véritable, celui qui révèle la vraie noblesse de l’homme : le désir d’être. Nous pouvons ici opposer les désirs désordonnés – qui sont toujours des désirs de posséder, de jouir égoïstement, des désirs de convoitise qui m’empêchent de connaître l’autre tel qu’il est en lui-même puisque je suis aveuglé par ce qu’il est pour moi, par ce qu’il m’apporte -, et le désir fondamental de l’homme, qui est toujours désir d’être et qui ne trouve sa plénitude que dans l’amour où l’autre est vu pour ce qu’il est, est aimé pour ce qu’il est, et où ce qui importe n’est pas en premier lieu mon plaisir (même si la notion de plaisir garde toute son importance, mais une importance secondaire), mais le bonheur de l’autre. C’est cette même distinction qu’établit Paul Gilbert entre le besoin et le désir : « Le désir se distingue donc du besoin en ce que, dans le cas du besoin, le bien à l’horizon du dynamisme comble le soi en lui donnant satisfaction, tandis que le désir vise une présence qui l’invite toujours davantage à aller plus loin » [24] .

Ainsi, la pudeur permet de vérifier que le désir que j’éprouve pour l’autre n’est pas qu’un simple besoin. Si tel était le cas, l’amour serait condamné puisqu’il trouverait son achèvement dans la satisfaction du besoin. Au contraire, l’amour véritable désire toujours plus. Chaque désir réalisé creuse davantage le désir d’aimer, le désir d’être aimé, le désir d’être, tout simplement.

La théologie du corps chez saint Jean Paul II

Tout ce que philosophes et psychologues ont dit sur la pudeur prépare le grand développement qui sera réalisé par Jean Paul II et dont je ne veux vous livrer qu’un aperçu pour que vous ayez le désir d’aller plus loin. Le cœur de la pensée de Jean Paul II sur le sujet, c’est ce qu’il appelle l’intégration de l’amour.

L’amour met en jeu toutes les dimensions de la personne humaine, son affectivité, son corps, son intelligence et sa volonté mais il est d’autant plus vrai qu’il est orienté vers le bien de l’autre pour lui-même. Cette orientation de l’amour réclame le don désintéressé de soi-même. Cette orientation de l’amour, Karol Wojtyla l’appelle l’intégration de l’amour. “ l’intégration, dit-il, est totalisation, tendance à l’unité et à la plénitude ” [25] . Il ne s’agit donc pas tant de rejeter les éléments qui gênent l’amour véritable que de les intégrer, de les orienter vers le bien. Cette intégration réclame la liberté qui elle-même implique une connaissance de la vérité. En effet, “ l’homme ne peut conserver sa liberté à l’égard de différents objets qui s’imposent à son action comme bons et désirables que dans la mesure où il est capable de les appréhender à la lumière de la vérité, en prenant ainsi une attitude indépendante à leur égard. Dépourvu de cette faculté, l’homme serait condamné à en être déterminé ; ces biens s’empareraient de lui, décideraient entièrement de ses actes et de leur orientation. La faculté de connaître la vérité rend possible à l’homme l’autodétermination, c’est-à-dire lui permet de décider de façon indépendante du caractère et de l’orientation de ses propres actes. Or c’est en cela que consiste la liberté ” [26] . La capacité de vivre dans la vérité et la liberté est le propre de l’homme donc l’amour sera d’autant plus humain, d’autant plus spirituel, qu’il sera vrai et libre. Même s’il s’appuie si fortement sur le corps et les sens, l’amour doit être toujours plus spirituel c’est-à-dire toujours plus intégré. L’amour est donc un engagement libre de la volonté qui n’est possible qu’à base de vérité [27] . Cette intégration de l’amour nécessite donc qu’il n’en reste pas au niveau psychologique, mais qu’il acquière une dimension morale. “ Il ne peut y avoir de plénitude psychologique de l’amour sans plénitude morale… En d’autres termes, le vécu doit être en amour subordonné à la vertu, au risque de ne pas être pleinement vécu ” [28] . Cette élévation morale implique une reconnaissance de la valeur de la personne. Reconnaissant en l’autre une valeur qui le distingue radicalement de la chose, l’amour sexuel doit dépasser la réaction sensuelle et affective et considérer l’autre pour ce qu’il est vraiment : une personne. La valeur de la personne n’est pas la somme de ses valeurs sexuelles, elle est liée à l’être même de la personne. L’amour en tant que vertu est donc orienté par la volonté vers la valeur de la personne. Il ne s’agit pas de laisser tomber les valeurs sexuelles, il faut les dépasser ou plutôt les intégrer, parce que l’amour ne s’adresse pas seulement au corps mais à toute la personne et c’est justement grâce à cette intégration que l’amour peut être fidèle et durable parce que s’il reste limité à l’émotion, qui est fortement liée à la perception de la féminité et de la masculinité, il risque de disparaître avec le temps. Quand l’amour est intégré, l’union sexuelle n’est plus voulue pour elle-même mais elle est l’expression d’une union beaucoup plus profonde, de personne à personne, d’une appartenance réciproque. Il s’agit d’une double appartenance : je regarde d’abord la personne de l’autre et en l’aimant pour elle-même, je sors de moi-même, je suis don et je réalise, de cette manière, la plénitude de mon être. La pudeur, orientée vers ce but qu’est l’amour intégré prendra alors une valeur nouvelle.

Cette appartenance mutuelle implique une réciprocité : “ L’amour sponsal consiste dans le don de la personne et dans son acceptation. A cela s’ajoute le mystère de la réciprocité : l’acceptation doit être en même temps don, et le don acceptation ” [29] .

La dernière phase du développement et de la maturation de l’amour consiste dans le choix. Face à la grandeur de l’amour véritable surgit une responsabilité qui pousse le sujet à se poser la question : “ mon amour est-il suffisamment mûr, suffisamment profond pour se développer vers une plénitude d’être et pour ne pas décevoir l’autre ” ? Le sujet est devant un choix qui l’oblige à discerner la qualité de son amour mais aussi qui l’invite à s’engager. L’amour véritable me rend responsable de l’autre ; je ne peux donc pas m’engager de façon inconsidérée. Le choix s’appuie sur les valeurs sexuelles qui me font regarder l’autre non pas comme un corps mais comme une personne de sexe opposé, mais il doit encore s’affiner pour ne plus regarder que la personne aimée sans autre qualificatif. Je ne dois pas choisir le sexe opposé, je dois choisir la personne. “ Il apparaît donc clairement que la valeur de la personne doit être le motif principal du choix. Motif principal ne veut pas dire unique ” [30] . Le choix, s’il considère la valeur de la personne avant les valeurs sexuelles, permet à l’amour d’être stable. La pudeur, comme nous l’avons vu avec Scheler, va favoriser ce choix en fixant l’attention sur la valeur que l’autre possède en elle-même et non seulement sur ses valeurs sexuelles. De cette manière, si les valeurs sexuelles venaient à disparaître, l’amour demeurerait “ car la personne elle-même ne perd jamais sa valeur essentielle de personne ” [31] .

L’amour, lorsqu’il a atteint cette qualité qui permet à l’aimant d’aimer l’autre pour lui-même en n’ayant pas peur parfois de se sacrifier pour le bonheur de l’aimé, est véritablement un amour de personne à personne. Nous dépassons donc l’opposition que Sartre établissait entre un objet et un sujet. L’amour, selon Karol Wojtyla, n’établit pas un rapport de sujet à objet mais de personne à personne où l’amour grandit en même temps que la liberté, où le bonheur personnel ne peut se concevoir qu’en lien étroit, voire en dépendance du bonheur de l’autre. L’amour véritable doit pouvoir affirmer : “ mon bonheur, c’est l’autre ; ma joie, c’est le bonheur de l’autre ! ”


Notes

[1] DOSTOÏEVSKI, Crime et châtiment, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1950, 380-381
[2] Jean de LA FONTAINE, Fables, VIII, 2, Paris Bordas, 1998, 218-219
[3] ST THOMAS D’AQUIN, Commentaire sur l’Evangile de saint Jean, Cerf, 2006, p.228
[4] Milan Kundera, l’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, 1989 p. 206
[5] Ibidem
[6] ibidem p. 225
[7] ibidem p. 227
[8] Catherine Labrusse-Riou, « La pudeur à l’ombre du droit », in La pudeur, la réserve et le trouble, Paris, Editions Autrement, série morale n°9, 1992, p. 33
[9] Ibidem p.39.
[10] L’Odyssée, poésie homérique, chant VI, 1, 127, Paris Les Belles Lettres, 1924,172
[11] Ibidem, 173
[12] Gianfrancesco ZUANAZZI, Temi e simboli dell’eros, Roma Città Nuova Editrice, 1991, 125 : “Il rapporto del vestito con il corpo è stato falsato dal fatto che si è voluto identificare l’impudore con la nudità e il pudore con il nascondimento del corpo.”
[13] Ibidem, 125 : “Il vestito esprime il modo in cui si vive il proprio corpo e accentua la coscienza che si ha di se medesimo.”
[14] Ibidem, 125 : “Per suo mezzo, il corpo puo essere nascosto (e per questo il pudore si risolve naturalmente nell’abito), ma anche sottolineato e messo in evidenza, tanto da diventar impudico proprio in virtu del vestito.”
[15] J. de LA VAISSIERE, La Pudeur instinctive, psychologie positive – éducation, Paris Cerf, 1935, 11
[16] DUGAS, “La pudeur”, in Revue philosophique (1903), cité par LA VAISSIERE, op. cit., 60-61
[17] Francesco GIUNCHEDI, Il problema del pudore, in Civiltà cattolica 1985, 567 : “Il pudore impedisce che la corporeità, specie in cio che è attinente alla sfera sessuale, venga percepita come avulsa dall’insieme della persona e ridotta a pure espressione fisica e come tale priva di ogni potere simbolico di riferimento.”
[18] Max SCHELER, La Pudeur, op. cit., 75
[19] Ibidem, 30
[20] En poussant encore plus loin l’analyse, ne peut-on pas dire que la pudeur naît de ce désaccord, de cette distance qui existe, fût-elle infime, entre l’acte et l’intention, et que cette distance a été établie par le péché, comme le décrit le récit de la Genèse, lorsque Adam et Eve, après avoir désobéi, se découvrent nus et se cachent aux yeux de Dieu ?
[21] A propos de la conception de l’amour chez Scheler, cf. NEDONCELLE, Vers une Philosophie de l’amour et de la personne, Paris Aubier, 1957, 15-17
[22] Cf. Max SCHELER, “Amour et connaissance”, in Le Sens de la souffrance, Paris Aubier, 1953, 139-181
[23] Ibidem
[24] Paul GILBERT, La Patience d’être, Bruxelles Culture et Vérité, 1996, 261-263
[25] Ibidem, 105
[26] Ibidem, 104
[27] Cf. Ibidem, 106
[28] Ibidem, 108
[29] Karol WOJTYLA, Amour et responsabilité, op. cit., 116
[30] Ibidem, 119
[31] Ibidem, 121

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