Publié le 19 juin 2018
Depuis plusieurs années, la question était posée d’instituer une fête de « Marie, Mère de l’Église », déjà célébrée en Pologne et en Argentine, le lundi de Pentecôte. A Rome, la Congrégation pour le Culte divin a annoncé le 3 mars dernier la décision d’étendre cette fête à toute l’Église. Ce décret du cardinal Sarah, qui répond à un désir depuis longtemps ancré dans l’esprit et le cœur de beaucoup, a pris effet le lundi 21 mai.
L’ancienne Mère Abbesse d’Argentan, dans l’Orne, m’avait demandé lors d’un passage à l’abbaye : « Mais pourquoi ne faisons-nous pas cela aussi en France ? » Maintenant que la décision est prise, il ne suffit pas de s’en réjouir, il faut aussi comprendre l’histoire et le sens de cette fête.
Dans l’année liturgique, le temps qui nous conduit vers Pâques et la Pentecôte est extrêmement riche. Après le chemin exigeant du Carême, la Semaine Sainte et le feu de la Passion, vient une cinquantaine (c’est le sens du mot grec Pentecostès) de jours qui n’en font qu’un : « Ce jour que fit le Seigneur est un jour de joie. » Au terme du temps pascal, l’Esprit-Saint est donné aux Apôtres sous forme de langues de feu, selon la promesse de Jésus : « Vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins… » (Ac 1, 8).
Et aussitôt, le lundi de Pentecôte, on « retombe », comme on entend dire parfois, dans le temps ordinaire. C’est pourtant très beau d’être envoyés en mission pour vivre et répandre l’amour reçu du Seigneur dans le concret de nos vies familiale, professionnelle ou sociale… Il y a une merveille du « temps ordinaire » ; j’ai lu un jour un bel éloge du temps ordinaire, inspiré peut-être de la manière dont Madeleine Delbrêl parle de La sainteté des gens ordinaires. Désormais, l’Eglise nous invite à entreprendre cette nouvelle étape de l’année liturgique sous le regard et avec la présence maternelle de la Vierge Marie ; c’est simple et réconfortant.
Mais ce titre, d’où vient-il ? D’un moment assez extraordinaire de l’histoire de Vatican II, le 21 novembre 1964, lors de la clôture de la troisième session du Concile. Ce jour-là, le pape Paul VI promulguait un texte majeur sur l’Eglise, Lumen gentium (lumière des peuples), dont le dernier chapitre s’intitule : « La bienheureuse Marie, Mère de Dieu, dans le mystère du Christ et de l’Église. » Les Pères du Concile avaient discuté pour savoir si on y donnerait à Marie le titre de « Mère de l’Église ». Ils décidèrent finalement que non, car certains craignaient que cela ne provoque des confusions.
Or, malgré ce choix, Paul VI, dans l’homélie de la messe, déclara qu’il avait décidé de proclamer la Vierge Marie « Mère de l’Église ». Alors, les évêques se levèrent et applaudirent. Dans cette décision, il ne faut pas voir une opposition du Pape à l’assemblée conciliaire, mais une volonté d’aller plus loin.
Jean-Paul II, qui participa au concile comme évêque auxiliaire, puis comme archevêque de Cracovie, fut très touché par cet événement. Six mois après l’attentat du 13 mai 1981, il fit installer une mosaïque de « Mater Ecclesiae » (Mère de l’Eglise), aujourd’hui visible par tous, sur la place Saint-Pierre, en signe de reconnaissance pour la protection maternelle de la Vierge Marie. Et le monastère contemplatif voulu par lui dans les jardins du Vatican, où s’est retiré aujourd’hui Benoît XVI, porte le même nom.
Avant le Concile, on envisageait de rédiger un document à part, consacré à la Vierge Marie, pour dire la place exceptionnelle qu’elle tient dans la vie et la foi de l’Église catholique. Plusieurs pères conciliaires demandèrent que l’on intègre ce texte sur Marie dans Lumen gentium. L’objectif était de montrer que l’amour que l’on a pour la Vierge Marie est dû à la place exceptionnelle qu’elle a dans le mystère de l’Église. En fait, les Pères suivaient le choix théologique fait par le P. Henri de Lubac, sj, dans un livre marquant, publié une dizaine d’années auparavant, Méditation sur l’Eglise, dont l’histoire est lyonnaise.
Après la Seconde Guerre mondiale, le Cardinal Gerlier, avait perçu que de nombreux prêtres de notre diocèse étaient revenus troublés par l’expérience des camps de prisonniers. Il demanda au Père de Lubac de leur donner un enseignement sur l’Église pendant une année entière. Beaucoup de prêtres répondirent présents, et le P. de Lubac donna sa « méditation » sur l’Église, fondée sur l’étude des Pères et de toute la tradition de l’Église. En 1952, il publia ce travail sous la forme d’un livre1, qui reste aujourd’hui une référence théologique. Manifestement, son plan et sa pensée ont inspiré Lumen gentium.
« La maternité de Marie à l’égard du Christ entraîne chez elle une maternité spirituelle à l’égard de tout chrétien »2. Si elle est la mère de Jésus et que moi, je suis un disciple de Jésus, un membre de son corps, alors j’ai, moi aussi, un rapport filial à Marie, quand je me tourne vers elle. A l’intérieur de l’Église, nous la regardons donc comme une mère : notre « Maman du ciel », selon l’expression utilisée par de nombreux fidèles, petits et grands. Dans la mesure où l’on dit que l’Église est le corps du Christ, il est légitime que Marie soit appelée « Mère de l’Eglise ». Cela n’entraîne aucune confusion. Elle reste une humble servante, celle qui « marche avec nous, la première en chemin ». C’est de l’Eglise que nous recevons le baptême et tous les sacrements, mais c’est de Marie que nous avons reçu l’auteur de tous ces cadeaux, Jésus qui est sorti de ses « entrailles », à Bethléem !
Dans son chapitre final, H. de Lubac fait une longue comparaison entre Marie et l’Église. Cette mise en parallèle, enracinée dans la tradition chrétienne et admirablement présentée par lui, conduit assez naturellement à la décision, certainement longuement mûrie par le pape Paul VI, de donner à Marie le titre de « Mère de l’Eglise ».
Cette nouvelle fête prend tout son sens quand l’Église repart dans le temps ordinaire : la beauté et les épreuves de la vie sociale, politique, familiale, professionnelle. Nous rencontrons beaucoup de joie et de lumière, mais nous vivons aussi la souffrance, avec un lot de déceptions, de difficultés… Au milieu de tout cela, Marie reste présente, comme une mère proche de ses enfants. Dans son amour maternel, elle accompagne l’Église comme elle suivait Jésus du regard. Marie sait qu’aujourd’hui, c’est nous qui avons la charge d’annoncer l’Évangile, d’être les témoins de la présence de Jésus en ce monde, de construire son Église. Elle prie « afin que la Parole du Seigneur poursuive sa course, et que partout, on lui rende gloire » (2 Th 3, 1).
De temps en temps, quand la situation est très critique, elle s’approche. Elle vient à Pontmain parler aux gens les plus simples, angoissés par la guerre de 1870-71, et les combats vont s’arrêter aussitôt. En 1947, elle parle aux enfants de L’Île-Bouchard : « N’ayez pas peur… » Partout, elle vient dire : « Je sais que vous souffrez. Rassurez-vous, je pense à vous. » Son regard maternel ne nous quittera jamais, et nous sommes invités à prendre sa main, à nous engager avec elle en lui disant : « Sainte Marie, Mère de Dieu, n’oublie pas de prier pour nous. »
Sur terre, nous avons tous des moments de grande épreuve à vivre. Demandons avec foi à la Mère de l’Eglise, notre Mère, qu’elle nous aide à croire dans la Parole du Seigneur, comme elle a cru au pied de la Croix. La puissance de sa prière et de son intercession, l’incroyable trésor de grâce qu’elle représente, sont pour nous un vrai réconfort.
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Philippe card. Barbarin
P.S. Pour approfondir le sujet, consulter le site www.notrehistoireavecmarie, « Institution de la Fête de Marie, Mère de l’Eglise » (19.05.2018).