Publié le 01 novembre 2009
En ce jour de la fête de la Toussaint, vous trouverez ci-dessous la catéchèse sur les Béatitudes donnée par le cardinal, vendredi 24 juillet 2009, lors du pèlerinage des jeunes en Terre Sainte.
Tant d’événements se sont passés ici, au bord du lac de Tibériade ! La pêche miraculeuse que nous venons de méditer, la multiplication des pains un peu plus loin et, de l’autre côté de la montagne, les noces de Cana en Galilée, ou encore la résurrection du fils de la veuve de Naïm, un petit village situé juste au pied du Thabor.
Un nombre impressionnant de miracles ! Rien qu’à Capharnaüm, on voit la guérison d’un lépreux, d’un possédé, de la belle-mère de Pierre… et les gens affluaient, le soir, en amenant leurs malades, leurs infirmes. On se demande même quand Jésus arrivait à dormir, car il guérissait tout le monde, jusque tard dans la nuit. Et le matin, bien avant le jour, dit l’Évangile, il allait « dans un endroit désert, et là, il priait » (Mc 1, 35). Des miracles accomplis par Jésus, ici et ailleurs, l’Évangile en rapporte une quarantaine, à peu près autant que de paraboles.
Mais y a-t-il une clé pour entrer dans ce message ? Qu’est-ce qui pourrait nous permettre de comprendre ce que Jésus a dit, tout ce qu’il a fait ? L’Evangile de saint Matthieu, au chapitre 13 qui compte sept paraboles, en rapporte deux petites dont je vais me servir pour montrer la place exceptionnelle des Béatitudes, et comment elles peuvent nous aider à comprendre l’enseignement du Seigneur et tout son ministère public.
Le Royaume des Cieux est comparable à un champ dans lequel quelqu’un a trouvé un trésor, il vend tout ce qu’il possède et achète le champ (cf. Mt 13, 44). Ce champ, commente saint Augustin, représente « les vastes plaines de l’Écriture ». Et les Béatitudes sont comme le trésor dans ce champ. Dans la parabole qui suit, on nous parle d’un négociant en perles fines qui a trouvé une « perle de grande valeur ; il va vendre tout ce qu’il possède, et il achète la perle » (vv 45-46).
Les Béatitudes, la perle de l’Evangile
Pour moi, les Béatitudes sont la perle, le trésor de l’Évangile. Pour bien les connaître, il faut commencer par les apprendre par cœur – les huit, les neuf et peut-être même les dix béatitudes, si l’on entend les paroles qui suivent « Vous êtes le sel de la terre.. ; vous êtes la lumière du monde » (vv. 13-14), comme une dixième Béatitude. Elles sont la meilleure porte pour entrer dans l’Evangile ; elles nous expliquent tout, nous ouvrent tout.
Par la lumière des Béatitudes, tout s’éclaire. Jésus résume et explique sa mission. Il nous donne le sens de chacun de ses miracles, de chacune de ses paraboles. Gardez-les en mémoire, au fond de vous. Et, à chaque fois que vous ouvrez l’Evangile, quand vous méditez sur un miracle, comme nous venons de le faire pour la pêche miraculeuse, demandez au Seigneur de vous révéler pourquoi il dit ceci, dans quel état d’esprit il fait cela et pourquoi. Si les Béatitudes « habitent » votre être intérieur, aussitôt l’une d’elles viendra « se poser » si je puis dire, spontanément, sur tel miracle ou telle parabole de Jésus. Ce sera comme une lumière nouvelle sur ce passage de l’Evangile.
Vous savez qu’un défaut courant dans notre connaissance de l’Évangile, c’est que nous connaissons les histoires – la multiplication des pains ou la Transfiguration, par exemple -, nous sommes même capables de les raconter à des enfants… Mais l’intelligence intérieure nous en manque, car nous n’avons pas pris assez de temps pour laisser Jésus lui-même nous expliquer, dans le silence, pourquoi il a accompli ce miracle et quel sens il lui donne. Lui seul, pourtant, peut le faire.
Pourquoi les Béatitudes sont-elles la clé d’explication de l’Évangile ? Parce que le Seigneur les proclame au début du Sermon sur la montagne, dès qu’il ouvre la bouche, et l’exorde d’un discours a toujours une grande importance. Il veut nous donner en elles la clé d’explication de toute la suite de son enseignement. Chacune des étapes de notre pèlerinage peut s’inscrire dans l’Evangile des Béatitudes : la Galilée avec Nazareth, Capharnaüm, le bord du lac où nous nous trouvons en ce moment et le Thabor, puis Bethléem et la Judée, Jéricho, Béthanie, Jérusalem et Emmaüs… tout ce que nous vivrons ces prochains jours.
Un phare qui éclaire tout l’Evangile
On pourrait tenir le même discours en sens inverse. Nous sommes tous attentifs aux dernières paroles d’un être cher ; elles sont pour nous comme son testament spirituel. Il en est de même pour celles que Jésus a prononcées sur la croix. Pourquoi ne pas apprendre aussi ses sept dernières paroles ? Si vous les connaissez par cœur, et si, comme les Béatitudes, elles habitent votre mémoire et votre intelligence, vous vous apercevrez que les unes et les autres se répondent et s’éclairent mutuellement, de manière extraordinaire.
Un grand nombre d’entre vous porte un t-shirt avec l’inscription : « J’ai soif ! » – ce qui n’étonne pas trop, dans ce pèlerinage qui nous fait traverser le désert. C’est une des paroles de Jésus sur la Croix (Jn, 19, 28) que l’on rapproche d’emblée de la quatrième Béatitude : « Heureux, les affamés et les assoiffés de justice. » Peut-être qu’une écoute superficielle du récit de la Passion laisse penser qu’effectivement Jésus, sur la Croix, devait avoir soif. Pourtant, en lisant de près l’Évangile, on perçoit qu’il ne s’agit pas d’une phrase banale, mais essentielle, capitale. Saint Jean écrit en effet : « Afin que toute l’Écriture fût accomplie, Jésus dit : “J’ai soif !”. » Ce n’est pas seulement la parole d’un crucifié dans sa souffrance ; toute l’Écriture est rassemblée dans ces mots. Il a soif que le monde soit sauvé, que le Père retrouve chacun de ses enfants. Il est dévoré par ce désir qui est à la fois son bonheur et sa passion, toute sa mission.
Lorsque Jésus enseigne : « Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés », nous vient immédiatement à l’esprit le grand cri de son affliction sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46), et la Bible nous apprend que résurrection et consolation sont un même mot, l’œuvre du « Messie consolateur ». Quant à la première béatitude « Heureux les pauvres en esprit », elle nous aide à regarder Jésus pauvre, abandonné de tous – sauf de sa mère et du disciple bien-aimé -, dépouillé de tout, même de ses vêtements. C’est alors qu’il dit : « Mon Père, entre tes mains je remets mon esprit » (Lc 23, 46). Sa richesse, c’est Dieu. Lui qui, quelques jours auparavant, avait été acclamé comme le Roi Messie à son entrée dans Jérusalem, il ne lui reste plus rien. Mais en réalité, les mains de son Père, entre lesquelles il s’est remis, sont justement celles qui vont le rendre à la vie, le ressusciter d’entre les morts. Lorsqu’il n’avait plus rien, il avait tout : son Père était là !
Dans quelques jours, nous serons à Jérusalem. Je ne sais pas ce qui vous aura le plus marqué au cours de ce pèlerinage. Mais, au fond, avec les Béatitudes, vous avez le porche d’entrée dans tout l’Évangile, et aussi dans le Royaume. Les sept dernières paroles de Jésus ne sont pas une « porte de sortie », mais au contraire une ouverture sur le Royaume comme le scandent les Béatitudes : « … car le Royaume des cieux est à eux. »
Jésus dit au bon larron : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis » (Lc 23, 43). Avec cette promesse, les portes du Royaume s’ouvrent … et c’est pour un criminel ! Alors que la foule ne voit que trois condamnés à mort, dans leurs derniers instants, Jésus, lui, voit Dieu en train d’ouvrir les portes du paradis à son compagnon de supplice. Qui peut voir cela, Dieu ouvrant son Royaume à un homme que les hommes viennent de crucifier ? Seul un cœur pur, nous dit le Seigneur dans la sixième béatitude : « Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu. »
Avec les Béatitudes, parcours tout l’Évangile !
Ainsi, au bord du lac, en ce moment où nous vivons le premier grand rassemblement de notre pèlerinage, je vous invite à profiter de ces jours pour vous « promener » dans l’Évangile, avec les Béatitudes. Vous prenez l’une d’elles : « Heureux les doux ! », par exemple. Et vous demandez à Jésus de vous expliquer ce que veut dire « être doux ». Et il vous répond : Venez à moi, et je vous apprendrai à être doux et humble de cœur, mettez-vous à mon école (cf. Mt 11, 28-29). Vous verrez sa douceur à chaque fois qu’il approche ceux qui souffrent, puis il vous conduira jusqu’à la croix où, dans sa souffrance, il parvient encore à s’adresser avec douceur à sa mère : « Femme, voici ton fils », puis au disciple bien-aimé : « Voilà ta mère » (Jn 19, 27-28). « Heureux les pauvres ! » Et toi, Jésus, montre-moi comment tu es pauvre. Ce n’est pas difficile à voir, il suffit de l’entendre dire : « Les renards ont des terriers, et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a même pas une pierre où reposer la tête » (Mt 8, 20), puis nous appeler : Si tu as le courage, « suis-moi ». Voilà ce qu’il offre à ceux qui veulent le suivre.
Après la méditation que nous venons de faire sur le récit de la pêche miraculeuse, je pourrais vous poser cette question : quelle Béatitude vous vient à l’esprit quand vous repensez à ce miracle ? Pierre a pêché toute la nuit, sans rien prendre. Et quand Jésus lui dit : « Avance au large et jetez les filets ! », il pourrait répondre : « Ce n’est pas ton métier, occupe-toi de ce que tu connais ! ». Mais il obéit, et c’est la surabondance : « Ils prirent une telle quantité de poissons que leurs filets se déchiraient. » Rappelez-vous la fin du passage : « Désormais ce sont des hommes que tu prendras » (Lc 5, 10), dit Jésus à Pierre. J’ai soif que tous les hommes viennent dans ces filets, pour que je les ramène vers Dieu. Je suis sorti du cœur de mon Père pour vous faire entrer tous, dans cet amour de la Trinité ! Comprends-tu cette soif ?
Les Béatitudes sont vraiment la perle de l’Évangile, parce que chacun de ses épisodes peut être éclairé par l’une d’elles. Elles sont comme un autoportrait de Jésus. Une par une, elles nous décrivent les traits de sa personnalité. Lui, il est tellement discret qu’il ne parle jamais de lui, et pourtant toutes les pages de l’Evangile nous décrivent son visage et contribuent à le faire mieux connaître. Tenez, par exemple : « Le semeur est sorti pour semer la semence » (Luc 8, 5). La semence est tombée sur les cailloux, sur les ronces, ou dans la bonne terre. Jésus explique que la semence, c’est la Parole, et les sols qui la reçoivent correspondent à nos diverses situations humaines ou spirituelles. Mais qui est le semeur ? Il ne le dit pas, mais tout le monde comprend que c’est Lui. Et il voudrait que cette semence donne beaucoup de bon grain !
Sur la première page de ma Bible, j’ai recopié cette phrase d’Origène : « Pour comprendre l’Ecriture et déchiffrer le sens de l’univers, il existe une méthode simple : chercher Jésus, contempler Jésus, servir Jésus, imiter Jésus, s’approcher de Jésus, saisir Jésus, suivre le Logos en suivant Jésus. » Vous l’aimez, et vous voulez le connaître davantage ? Apprenez donc les Béatitudes par cœur. Gardez-les toujours dans la mémoire, dans le cœur et sur les lèvres. Ainsi, en voyant le Seigneur agir, en entendant chacune de ses paroles, vous comprendrez pourquoi il se comporte ainsi. Et vous saurez en le voyant, en l’écoutant, ce que signifie avoir le cœur pur, être pauvre, doux, miséricordieux ou artisan de paix…
A Naïm, par exemple, il aperçoit une veuve qui venait de perdre son fils unique (« Heureux ceux qui pleurent … »). « En la voyant, le Seigneur fut saisi de pitié pour elle, et lui dit : “Ne pleure pas”. » Il s’approche de la civière et dit au garçon : « Lève-toi ». Celui-ci se redresse et se met à parler (des paroles que l’Evangile ne nous rapporte pas, quel dommage !), et « Jésus le rendit à sa mère » (Luc 7, 13-15).
Vous connaissez aussi l’épisode de la femme adultère, dénoncée par une bande d’orgueilleux qui n’ont pas trouvé un gramme de miséricorde dans leur cœur pour elle. Et Jésus leur dit : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter la pierre » (Jn 8, 7). Pourquoi sont-ils partis, ces malheureux ? Jésus leur aurait pardonné tous leurs péchés à eux aussi, évidemment, et pas seulement à la femme adultère, si seulement ils étaient restés ! Ils auraient été accueillis sous le grand manteau de la miséricorde de Dieu, car elle est sans limite ! « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde … ».
C’est le premier conseil que je voulais vous donner. Apprenez par cœur les Béatitudes : elles sont le trésor de l’Evangile et l’autoportrait de Jésus. Elles nous révèlent son visage.
Travailler les Béatitudes
Il ne suffit pas de savoir réciter les Béatitudes, encore faut-il les travailler, les approfondir. Comment allez-vous faire ? C’est sur ce point que je vais m’arrêter à présent.
Saint Paul écrit aux Thessaloniciens, une communauté qui lui a procuré de belles joies pastorales : « A tout instant, nous devons rendre grâce à Dieu à cause de vous, étant donné les grands progrès de votre foi »(2 Th 1, 3). Il est dans l’action de grâce, car leur foi « travaille » et se développe. J’espère que c’est aussi votre cas, que vous lisez les Ecritures et que vous approfondissez votre connaissance de la Bible et de toute la Révélation chrétienne.
Pour cela aussi, les Béatitudes peuvent vous être très utiles. Bien sûr, j’ai commencé par Jésus, Lumière du monde. Mais rappelons-nous que Jésus parle à des juifs, et il essaie de les enseigner et de les éduquer, comme un rabbi. Et cela n’a pas toujours été facile, car il y avait dans ce peuple saint, comme chez nous, des merveilles et des médiocrités ! « Heureux les pauvres en esprit », dit Jésus. Ces pauvres du Seigneur, les anawim, sont partout présents dans la Bible, comme autant de splendeurs et de pépites d’or. Grâce à cette parole, nous pouvons nous sentir invités à chercher dans l’Ancien Testament ces figures de « pauvres » que le Seigneur nous donne en exemple. Mais, en entendant la Béatitude suivante : « Heureux les doux, car ils hériteront la terre promise », les juifs ont dû se sentir mal à l’aise, car lorsqu’ils ont franchi le Jourdain près de Jéricho, ils ne se sont pas vraiment conduits comme des doux ! Ils ont écrasé tous ceux qui étaient là, les Jébuséens, les Cananéens…, comme s’ils pensaient : « Maintenant, cette terre est à nous, puisque Dieu nous l’a donnée ! » La conquête ne s’est pas faite pas dans la douceur !
Les Béatitudes nous offrent donc une excellente porte d’entrée dans l’Ancien Testament. Ces livres, si mal connus des catholiques, représentent toute la culture et la prière intérieure de Jésus. Comment pouvons-nous espérer être les amis du Seigneur, ses disciples et ses proches, si nous n’ouvrons pas ces pages qui étaient sa lecture et sa nourriture spirituelles, qui habitaient sa mémoire et qu’il n’a cessé de commenter ? Les Béatitudes viennent de Celui qui est le centre de toute la Révélation, et elles projettent rétrospectivement une lumière nouvelle sur bien des figures de l’Ancien Testament : David qui garde un cœur pur malgré ses péchés, Elie enflammé pour la justice de Dieu, Jérémie l’affligé, Nathan le prophète courageux qui ne craint pas d’aller parler en face au roi…
Après le double et horrible péché du roi David, le prophète Nathan ne veut pas fermer les yeux, et passer ces faits sous silence, sous prétexte qu’ils ont été commis par le roi. C’est un homme assoiffé et affamé de justice et de vérité. Il ne transige pas, et raconte à la face du roi l’histoire de ce berger spolié de son unique brebis, par celui qui possède tout un troupeau. David trouve cette histoire monstrueuse, c’est le signe qu’il conserve encore le cœur pur malgré tant de péchés ! Pour moi, c’est une gageure. Quand Nathan lui dit : « Cet homme, c’est toi ! » (2 S, 12, 11), David aurait pu répondre : « Peut-être, mais je suis le roi ; donc, je suis au-dessus des règles ; laisse-moi tranquille. » Non, il déchire ses vêtements et fait pénitence. Puis il chante l’extraordinaire psaume 50, qui est le plus bel hymne de repentir de toute la Bible.
Les Béatitudes, une lumière sur les saints
Dans le voyage que je vous invite à faire avec les Béatitudes à travers toute la Bible, nous pouvons non seulement laisser venir cette lumière nouvelle sur l’Ancien Testament, et découvrir le visage de Jésus décrit par lui-même à travers cet autoportrait, mais encore laisser cette lumière venir sur tous ceux qui font corps avec lui : ses amis, ses proches, les apôtres, puis toute l’Église. Les Béatitudes sont un phare extraordinaire pour comprendre les Actes des Apôtres. Prenez Pierre. Un doux ? Pas vraiment. Cherchez une Béatitude qui lui corresponde. Il a renié Jésus, mais il s’est vite rendu compte de l’horreur de son péché, et il a pleuré amèrement ce péché : c’est vraiment un cœur pur.
Parcourez donc les Actes des Apôtres avec les Béatitudes. Mais ne vous arrêtez pas à ce livre, voyagez dans toute l’histoire de l’Église. Il y a sûrement des saints que vous aimez, et dont la vie nous offre une illustration limpide de telle Béatitude.
Avec certains, c’est très facile, par exemple, saint François d’Assise ! Il arrive devant son père, un riche commerçant, qui voudrait que son fils continue cette activité lucrative. Il déchire tous ses vêtements sur la place publique, devant son père, son évêque et toute la foule assemblée. Il se retrouve nu, et proclame : « Je n’ai plus de père sur la terre ; désormais, je n’appellerai plus personne père que mon Père du ciel. » Et il part comme un pauvre, sans rien, devenant l’époux de Dame-Pauvreté ! Peut-être ne faut-il pas trop s’approcher de la première Béatitude … Elle est pour les très grands saints, comme la dernière. Nous reviendrons sur ce point.
Regardez aussi Mère Teresa. Trois ou quatre siècles après saint Vincent de Paul, elle nous aide à comprendre le sens de la 5ème Béatitude : « Heureux les miséricordieux. » Elle se penche sur ceux qui sont en train de mourir sur les trottoirs de Calcutta. Elle n’est pas Dieu, elle ne peut les empêcher de mourir, mais elle peut faire en sorte qu’ils meurent comme des hommes, et non comme des bêtes. Elle leur donne des vêtements, de la nourriture, de l’affection, et ils mourront dans leur dignité, dans leur beauté. En fait, personne ne sait si Mère Teresa a conduit au baptême cinq, dix ou dix mille personnes. Et nul ne se pose même la question. Ce qui lui était demandé, c’était d’être la miséricorde de Dieu venue jusqu’à ces grandes souffrances. On peut dire qu’elle l’a fait, et sa vie « parle » à tous et chacun, dans tous les continents, toutes les religions et les cultures.
Saint François de Sales, une merveille de douceur : « Heureux les doux » ! Seule une force extraordinaire permet de vivre une pareille douceur. Faites ce voyage avec tous les saints. Par exemple, une des saintes les plus aimées, c’est sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Elle était un peu « folle » ! Elle écrit qu’elle aurait voulu être martyr, et pas seulement subir un seul martyre, mais tous les martyres de tous les siècles ! Elle voulait aussi être prêtre, missionnaire et pourquoi pas pape (c’est moi qui le rajoute) ! Elle voulait être « tout » ! Mais c’est difficile lorsque l’on est une seule personne. Et pourtant Jésus, un jour, lui a donné raison. En lisant le passage où saint Paul compare la communauté de l’Eglise à un corps (1 Cor 12), Thérèse comprend que dans ce corps, il y a un cœur qui permet aux bras de bouger, aux pieds de marcher, et à tous les membres d’accomplir leur mission. D’une certaine manière, ce cœur est tout. Alors, s’écrie-t-elle, dans l’excès de sa joie : « Dans le cœur de l’Église, ma mère, je serai l’Amour ; alors, je serai tout. » En voilà une dont on peut dire qu’elle fut affamée, assoiffée de la justice et de la sainteté de Dieu pour le monde entier !
Sur chacun des saints que vous connaissez et que vous aimez, viendra spontanément « se poser » l’une des Béatitudes. Quelle béatitude pour le cher curé d’Ars, par exemple, en cette année sacerdotale déclarée par le Pape Benoît XVI ? Je me rappelle avoir entendu le pape Jean-Paul II, lors de son passage à Ars, en 1986, alors que j’étais jeune prêtre, nous donner en exemple saint Jean-Marie Vianney qui confessait entre quatorze et seize heures par jour ! J’avais envie de répondre au pape que nous aimerions bien en faire autant, mais encore faudrait-il que des gens viennent se confesser ! Le Curé d’Ars était totalement donné à ce ministère de la miséricorde.
Quand j’entends « Bienheureux les cœurs purs », je pense immédiatement à Don Bosco ou à saint Dominique Savio ; si c’est « Bienheureux les artisans de paix » à saint Louis… Mais chacun d’entre vous pense peut-être à d’autres et n’a pas la même manière de percevoir la figure de tel ou tel saint. En béatifiant le jeune Pier Giorgio Frassati, le pape Jean-Paul II a dit : « Il était l’homme des huit Béatitudes. »
Ne vous arrêtez pas, cependant, à Jésus, aux apôtres ou aux saints. Regardez autour de vous : ils sont nombreux, ceux qui vivent les Béatitudes. Ne vous est-il jamais arrivé de dire à propos de quelqu’un : « Celui-là, c’est vraiment un cœur pur » ? Jésus s’était ainsi exclamé en voyant Nathanaël venir à lui : « Voici un véritable fils d’Israël, un homme qui ne sait pas mentir » (Jean 1, 47). Certaines personnes nous donnent par leur attitude et leurs paroles une joie incroyable. Parce qu’elles défont les nœuds et que, dans une situation inextricable, elles débloquent tout ! Ce sont des artisans de paix ! En un instant, tout s’arrange, on ne sait pas pourquoi ni comment. Une grâce se dégage de ces personnes. Plusieurs fois, écoutant un ou une jeune en inviter d’autres à une activité missionnaire, je me disais : « Voilà des affamés et des assoiffés de justice ! » Quelle chance de voir la sainteté de Dieu à l’œuvre, dans l’Église aujourd’hui ! Chacune des Béatitudes se donne à voir et à comprendre dans la vie de nos frères et sœurs. Jésus est vraiment vivant au milieu de nous comme il l’a promis.
Voilà pourquoi il faut travailler les Béatitudes et s’en servir comme d’un projecteur, d’un phare qui éclaire l’Ancien Testament, l’Évangile, le Nouveau Testament et toute l’histoire de l’Église depuis vingt siècles.
C’est la seconde idée que je souhaitais développer devant vous, après avoir parlé d’abord du visage de Jésus.
Écouter les Béatitudes dans une attitude intérieure juste
Il nous faut enfin découvrir, pendant ce pèlerinage « aux sources », quelle est l’attitude intérieure juste pour écouter les Béatitudes. C’est la condition pour qu’elles nous soient vraiment utiles. En effet, si nous les comprenons comme un code de bonne conduite ou une leçon de morale, nous risquons de ne pas aller très loin et de manquer l’essentiel.
Vous avez remarqué que la première et la dernière sont au présent :« Heureux les pauvres en esprit » et « Heureux les persécutés pour la justice car le Royaume des Cieux est à eux ». Tout le Royaume nous est donné, au présent de l’indicatif ! C’est tellement grand que nous préférons rester à distance. Etre pauvre en esprit ou persécuté pour la justice, comme les martyrs, c’est le résumé ou le sommet de la vie chrétienne. Dans les autres Béatitudes, celles du milieu, la deuxième partie de la phrase est au futur : « Heureux les doux, ils hériteront la terre promise (…) les affligés, ils seront consolés », « Heureux les miséricordieux, ils obtiendront miséricorde, (…) les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu ». Ce n’est pas tout le Royaume qui nous est donné d’un seul coup, mais un aspect seulement, et qui nous est promis pour le futur. Je veux bien m’approcher de ces six Béatitudes : elles annoncent un cadeau que Dieu nous fera dans l’avenir, à condition que nous nous convertissions et que nous mettions ces paroles en pratique.
Savez-vous comment nos frères d’Orient proclament les Béatitudes ? Le diacre les chante deux par deux, et tout le peuple répond par ce refrain : « Dans ton Royaume, souviens-toi de nous, Seigneur. » Une phrase que vous reconnaissez, celle d’un ami qui nous est cher, le bon larron. Les chrétiens d’Orient pensent donc que la bonne attitude intérieure pour recevoir le message des Béatitudes consiste à se mettre tout près du bon larron, dans la peau d’un criminel ! Voilà un vrai pauvre, un homme qui n’a plus rien, qui a tout perdu ! La seule chose qu’il puisse espérer, c’est l’Amour de Dieu, sa miséricorde : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton Règne et ton Royaume. » Et Jésus lui répond : « Aujourd’hui même, tu seras avec moi dans le paradis. » Magnifique « aujourd’hui » qui parcourt tout l’Évangile de saint Luc : de Noël « Aujourd’hui, vous est né un sauveur » (2, 11), à l’épisode de Zachée à Jéricho « Aujourd’hui, le salut est arrivé pour cette maison » (19, 9 et 5) ! Et les portes du Royaume vont s’ouvrir pour un brigand.
Voilà donc comment nous devons écouter les Béatitudes. « Seigneur, donne-moi la grâce du repentir. Je voudrais comprendre que je ne vaux pas mieux que le bon larron. Donne-moi un cœur entièrement ouvert à ta Miséricorde et à ton Amour, qui seuls pourront me sauver. » Telle est l’attitude spirituelle qui permettra aux Béatitudes d’entrer non seulement dans nos oreilles, mais surtout dans nos intelligences et nos cœurs.
La pépite d’or de Jésus
La seconde recommandation que je pourrais vous donner, c’est de faire le petit exercice spirituel suivant. Vous écoutez intérieurement les Béatitudes, et vous les répétez dans la prière ; vous vous les récitez. Peu à peu, vous verrez que l’une d’elles va venir se poser sur vous. Vous ne l’aurez pas cherché, ce sera vraiment comme un cadeau de Dieu.
En fait, ce que le Pape Jean-Paul II a dit de Pier Giorgio Frassati, à savoir qu’il était l’homme de toutes les Béatitudes, j’ai du mal à bien le comprendre, car l’homme de toutes les Béatitudes, c’est Jésus ! J’ai l’impression que chacun de nous est l’homme d’une Béatitude, et peut-être même d’une demi-Béatitude. Nous n’avons guère les moyens de couvrir davantage d’espace, si je puis dire. Un grand saint brille déjà d’une lumière éclatante, si resplendit en lui l’éclat d’une seule béatitude. Il nous donne à contempler un aspect de la sainteté, de la grâce de Jésus dans la vie de ses disciples.
Vous savez, la culpabilité nous conduit souvent à voir ce qui nous fait défaut – je n’ai pas un cœur pur, je ne suis pas artisan de paix… Pourquoi ne vous préoccuperiez-vous pas plutôt de savoir la grâce que Dieu vous a faite ? Qu’importe ce qui vous manque, puisque, après tout, les autres l’ont et pourront vous le donner. Mais essayez d’avoir assez de patience et de silence pour comprendre quel cadeau vous avez reçu, et comment vous pouvez le partager aux autres. Un jour, vous vous direz : « Voilà, ma Béatitude ! Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas, j’en suis triste parfois. D’autres vivent des passages de l’Évangile plus fidèlement que moi… Tant mieux pour eux ! Mais il y a une grâce, une parole de Jésus pour moi. C’est son cadeau ! »
Souvent, les chrétiens connaissent leurs péchés, mais ne savent pas reconnaître la grâce que Dieu leur a faite, la pépite d’or déposée en eux et qui vient directement du Royaume des Cieux. Et cela, c’est peut-être le cadeau que vous pouvez demander en ce lieu. Si l’occasion vous est donnée de prendre un temps de silence, au mont des Béatitudes ou autour du lac, durant ce bref séjour en Galilée, écoutez chacune des Béatitudes et demandez à Dieu qu’il vous montre votre grâce. N’ayez pas d’idées toutes faites, pas d’a priori ! La grâce désigne quelque chose de gratuit qui nous vient de Dieu. On n’a rien demandé, et tout à coup, comme un cadeau qui survient de manière inattendue, Jésus vous dira : « Regarde, tu vois bien que cette Béatitude est la tienne ; toute ta vie tourne autour d’elle. »
Mais attention ! Un cadeau de Jésus, c’est aussi une responsabilité : vous ne pouvez le garder pour vous. Votre cadeau, c’est votre mission. Là, je dois signaler un danger : il y en a « un » qui n’aime pas beaucoup cela. Quand il voit le don de Dieu présent dans notre fragilité humaine, il nous attaque et nous tente, précisément à cet endroit qui est le plus précieux de notre vie, ce qui vient de Dieu. Il faut alors tout remettre entre les mains du Christ, en lui disant : « Déjoue pour moi les pièges du démon, Seigneur. Aide-moi à faire fructifier le don que tu m’as fait, et apprends-moi à le partager aux autres. »
Voilà pourquoi et comment il faut écouter les Béatitudes. Ce n’est pas par une longue introspection que vous découvrirez votre vocation, c’est dans la Parole de Dieu. Vous comprendrez peu à peu qui vous êtes et ce que Dieu vous demande. C’est lui qui vous le dévoilera dans sa Parole. Et comme tout l’Évangile est contenu dans les Béatitudes, regardez-les de près. Et au jour qu’il voudra, sans vous avoir prévenus, Jésus vous dira :
« Voici la pépite d’or d’Évangile que j’ai déposée dans ta vie ! »
Cardinal Philippe BARBARIN
Archevêque de Lyon