Publié le 12 août 2009
Retrouvez ci-dessous l’enseignement du cardinal Philippe Barbarin sur l’apôtre Thomas, lors du pèlerinage des jeunes étudiants en Terre Sainte en juillet 2009.
Saint Thomas est un merveilleux compagnon du Christ, et il peut nous aider à vivre notre vocation de disciples.
Le récit le plus connu à propos de cet Apôtre est celui de sa rencontre avec le Christ, à la fin du chapitre 20 de l’Evangile selon saint Jean, lorsque Jésus lui dit : « Avance ton doigt ici, et vois mes mains ; avance ta main, et mets-la dans mon côté : cesse d’être incrédule, sois croyant »(v. 27). Nous lisons cette page chaque année, huit jours après Pâques, mais il ne faut pas négliger les deux autres passages du même Évangile qui nous rapportent des paroles de Thomas.
Le premier se situe juste avant la montée de Jésus à Jérusalem et la résurrection de Lazare. Lorsque le Seigneur annonce que Lazare vient de mourir et qu’il veut aller auprès de lui, les disciples, hésitants et craintifs, essaient de l’en dissuader : « Rabbi, tout récemment, les Juifs cherchaient à te lapider, et tu retournes là-bas ? ». Mais Thomas leur réplique : « Allons-y, nous aussi, pour mourir avec lui ! » (Jn 11, 8-16). Cette parole révèle un homme courageux, décidé à suivre le Christ même sur un chemin semé d’embûches, et obligeant les autres disciples à sortir de la peur qui les paralyse.
Le deuxième passage se situe au début du discours après la Cène. Le Seigneur dit à ses disciples : « Je pars vous préparer une place (…) Pour aller où je m’en vais, vous savez le chemin. » Thomas intervient alors, comme si le mot chemin l’avait touché : « Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas ; comment pourrions-nous savoir le chemin ? » Et vient alors la réponse admirable de Jésus : « Moi, je suis le chemin et la vérité et la vie » (Jn 14, 4-6).
Dans chacun de ces deux épisodes, on ne sait pas si Thomas a bien suivi tout le raisonnement de Jésus qui mêle la perspective du Royaume et de sa lumière (voir les versets difficiles de Jn 11, 9 à13). Mais on sent qu’il est comme « réveillé » par tout ce qui touche aux chemins de ce monde, et qu’il réagit de manière concrète et vigoureuse.
Au soir de Pâques donc, « Thomas, l’un des Douze, n’était pas avec eux lorsque Jésus vint », dit l’Évangile (Jn 20, 24). Pourquoi donc était-il absent ? Pourquoi n’était-il pas avec ses frères pour accueillir Jésus ressuscité, et l’entendre dire par deux fois : « La paix soit avec vous »(vv. 19 et 21) ? La réponse peut se déduire de l’Evangile lui-même qui explique : « Les disciples avaient verrouillé les portes du lieu où ils étaient car ils avaient peur des Juifs » (v. 19).
S’il n’est pas là, c’est qu’il n’a pas peur et qu’il ne veut pas rester enfermé avec les autres, paralysés, semble-t-il, par la violence de cette ville qui vient de faire mourir Jésus, et meurtris par leur propre lâcheté au moment de la Passion. Peut-être est-il sorti dans Jérusalem – enfin un Apôtre courageux !-, convaincu que les gens n’ont pas pu effacer le souvenir de celui qu’ils avaient acclamé peu de jours auparavant comme le Roi Messie (12, 12-16).
Combien de fois ai-je entendu des chrétiens invoquer saint Thomas pour excuser leur paresse spirituelle ou leur peu d’ardeur à croire et à combattre les doutes ! « Vous savez, mon Père, moi, je suis comme saint Thomas ! Tant que je n’ai pas de preuves, je n’arrive pas à croire. » J’ai envie de prendre ces personnes au mot et de leur dire : « Vous êtes comme saint Thomas ? Eh bien, venez, regardons ensemble dans l’Evangile qui il est, en vérité, ce saint Thomas derrière lequel vous vous cachez, sans vouloir le connaître vraiment. Ayez le même amour du Christ, la même fougue, la même audace que lui, et toute l’Eglise se réveillera ! » Ne nous servons pas de lui pour justifier notre médiocrité. Vivons nos souffrances et nos obscurités comme nous le pouvons, pauvrement, mais certainement pas en maltraitant ainsi saint Thomas.
Le soir de Pâques, on comprend que les autres apôtres aient été accablés, autant par la mort de leur Maître, que par la honte de leur trahison. « Ils avaient verrouillé les portes du lieu où ils étaient », mais en vérité, c’est dans leur propre peur qu’ils étaient enfermés. On rencontre malheureusement cette paralysie chez les chrétiens, à toutes les époques. Ils sont nombreux les disciples qui n’osent pas affirmer leur foi ni rendre témoignage au Christ ou à la force du message de l’Evangile. Ce sont parfois des lèvres ou des intelligences verrouillées par crainte des critiques ! Ils affirment qu’ils sont à l’étroit dans l’Eglise, ils s’en prennent à la doctrine ou aux dogmes, mais on pourrait leur répondre comme Paul aux Corinthiens : « Vous n’êtes pas à l’étroit chez nous, c’est dans vos sentiments que vous êtes à l’étroit » (2 Cor 6, 12). C’est souvent avec eux-mêmes qu’ils ne sont pas à l’aise !
Il me semble qu’après le désastre de la Passion, tous ont peur, sauf Thomas. C’est un homme de courage et de décision, qui n’hésite pas aller sur les chemins du monde, malgré les risques encourus. Suivons donc du regard ce cher Thomas, parcourant les rues de Jérusalem, conscient qu’il a trahi le Christ, mais lui gardant un amour sincère, animé par la certitude qu’il a été – comme tous les hommes – infiniment aimé par Celui qui est allé jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême de l’amour (Jean 13,1).
Je l’imagine désireux de reprendre le flambeau. Est-il possible que Jésus soit déjà oublié dans cette ville qui l’a accueilli triomphalement, le jour des Rameaux ? Il parcourt les ruelles, les places et les commerces, espérant trouver quelqu’un qui parle encore de Jésus, qui pose des questions sur ce qui a bien pu se passer pour qu’on le condamne à mort et qu’on le crucifie, alors qu’il avait passé sa vie à faire le bien… Je le vois chercher, comme un mendiant, quelqu’un qui se souvienne encore du Christ, quelqu’un qui lui reste attaché. Et rien !
Puis il rentre au Cénacle, dans une grande désolation intérieure, et retrouve ses compagnons d’infortune. Alors, « les autres disciples dirent à Thomas : Nous avons vu le Seigneur ! Mais il leur déclara : Si je ne mets pas mon doigt à l’endroit des clous, si je n’enfonce pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas ! » (Jn 20, 25). C’est peut-être là que Thomas est le plus admirable. Non seulement tous ont trahi le Christ, mais, voilà qu’en plus les autres perdent la tête ! Sa réponse à leur déclaration humainement « délirante » est celle d’un homme de bon sens, solide et réaliste, qui appelle ses frères à garder la raison. Il ne veut pas laisser ses compagnons s’égarer dans une hallucination collective.
Comme baptisés et disciples de Jésus, petits frères et sœurs de cette famille, nous pouvons nous glisser dans cette fraternité des apôtres. Mettons-nous tranquillement dans cet univers clos pendant huit jours, au milieu de Pierre, Jean, Jacques et les autres, avec Thomas. Les pauvres ! Ils sont là, honteux de leur propre trahison et divisés sur l’essentiel : la Résurrection ! Dix croient et affirment que Jésus est vivant et ressuscité, et ils ont raison. Un seul tient contre tous les autres que c’est impossible, et il est sincère. Il me semble que saint Thomas réagit ainsi par amour du Christ et par respect pour ses frères. C’est encore un acte de courage de sa part de leur résister ainsi, en leur disant de ne pas perdre la tête.
Et ils arrivent à vivre ensemble ! Je me suis souvent interrogé, en contemplant toute cette équipe pendant les huit jours qui suivent la Résurrection. Comment les apôtres ont-ils pu faire pour vivre et prier ensemble, manger, travailler et discuter, alors qu’ils étaient en désaccord sur un point essentiel ? Comment ont-ils fait pour se respecter et s’aimer, au sein de cette première cellule d’Église naissante et fragile ? C’est une gageure.
Songeons que l’Église naissante, celle de ces huit premiers jours, était gravement divisée. Cela peut nous instruire et nous aider à supporter nos différences, souvent minimes à côté du fait de la Résurrection. Que les communautés aient connu des tensions et des divisions, bien avant les grands schismes entre les églises, l’Evangile, les Actes des apôtres et les épîtres de saint Paul en donnent de trop nombreux témoignages ! Les conflits ternissent et abîment très souvent les familles, c’est une histoire de toujours. Cela ne doit pas nous empêcher de croire au Christ, de vivre comme des frères et sœurs à l’intérieur de l’Église, de nous aimer les uns les autres, puisque c’est le commandement du Seigneur.
Contemplons cette famille de l’Église naissante que, pendant ces huit jours, formèrent les apôtres, si différents de tempérament et de conviction. Ils ont pourtant réussi à vivre ensemble dans le respect mutuel et l’affection fraternelle. Voilà le début de l’œcuménisme, si l’on peut dire. L’exemple des apôtres, nous est utile afin de désirer ardemment l’unité, toujours si fragile, et d’en trouver le chemin. Nous savons que c’est une intention majeure dans le cœur de Jésus ; sa prière à la veille de la Passion nous le montre (Jean 17). Nous avons à accepter les frères et sœurs qu’Il nous donne aujourd’hui dans l’Église. Chacun de nous, avec sa place et sa mission propres, est comme un don de Dieu pour les autres.
Voilà que, huit jours plus tard, « Jésus vient (…) et il était là au milieu d’eux. » Cette rencontre de Thomas avec le Seigneur ressuscité est pour nous comme un modèle d’acte de foi au Christ. « Les disciples se trouvaient de nouveau dans la maison, et Thomas était avec eux. »Imaginons comment il a vécu le moment où le Christ a franchi la porte et est entré dans cette salle. Voilà qu’il s’entend dire avec beaucoup de bonté et peut-être un petit sourire : Thomas « Avance ton doigt ici, et vois mes mains ; avance ta main, et mets-la dans mon côté : cesse d’être incrédule, sois croyant ». Il est bouleversé de joie en voyant le Seigneur, tellement heureux de s’être trompé, tellement heureux que les autres aient eu raison ! Parfois, c’est un grand bonheur de reconnaître ses torts ou ses erreurs…
Souvent, dans l’iconographie – les peintures, les broderies, les vitraux… -, on représente saint Thomas en train de toucher les plaies de Jésus ou de mettre sa main dans son côté. Mais l’Évangile ne le dit pas. Il rapporte simplement l’invitation que Jésus lui fait de venir toucher. Personnellement – mais on peut penser le contraire ! -, je suis convaincu que Thomas n’a pas touché les plaies de Jésus. Dans sa confusion, il n’a pas osé. Il était tellement comblé que Jésus soit là, ressuscité, devant lui !
Lorsque Jésus est entré dans cette pièce, Thomas a dû se prosterner immédiatement devant lui, et il n’a pas eu besoin de toucher son corps et ses plaies ! Entendant le Christ l’appeler, l’humilier d’une certaine manière, et le réconforter en public, il a été follement heureux. Et il a fait cet acte de foi superbe, qui est l’une des plus courtes et des plus belles professions de foi de tout l’Évangile : « Mon Seigneur et mon Dieu ! », comme s’il disait : « Je me suis trompé, quelle chance ! Seigneur je t’adore et je t’aime ! »
Lorsque j’étais enfant, on m’a appris à dire ces mots au moment de la consécration : « Quand le prêtre élèvera l’hostie, tu te mettras à genoux et tu diras : Mon Seigneur et mon Dieu ! » Mais on ne m’a pas expliqué comme il est beau de dire justement ces paroles-là, au cœur de la célébration eucharistique, quand le prêtre élève devant nous le corps de Jésus, éternellement vivant, à jamais victorieux de la mort, dans le mystère de sa Pâque.
Qu’à chaque Eucharistie, lorsque Jésus est présent au milieu de nous, descendu du ciel et offert comme un bon pain vivant pour nous nourrir, nous lui disions avec les mots de Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » [1].
Cette rencontre se termine par une très belle leçon que donne Jésus à Thomas, sous la forme de béatitude : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu » (Jn 20, 29). Certains estiment que cette phrase s’applique à nous qui, vingt siècles plus tard, nous avons la foi sans avoir vu Jésus ressuscité … Mais je pense qu’il serait bien présomptueux de nous juger supérieurs à Thomas et aux autres Apôtres.
Pour ma part, si je crois, c’est parce que dans ma famille, j’ai vu qu’on aimait Dieu. Dans ma paroisse, j’ai vu des chrétiens prier et chanter la louange de Dieu. Par mes oreilles, mes yeux et tous mes sens, cette foi a pu grandir en moi et j’ai pu y rester fidèle, grâce à Dieu. En fait, je crois parce que, heureusement, j’ai vu beaucoup de croyants. Ils ont été ma force, et ma foi s’est nourrie de ce contact. Qui pourrait se vanter de croire sans avoir vu ? Tous, nous avons besoin de voir pour croire, de toucher, d’entendre et de sentir, pour grandir dans la foi.
Aucun des apôtres, en tout cas, n’a cru sans voir. La béatitude qui invite à croire sans avoir vu n’est pas simplement une leçon donnée à Thomas, mais à tous les apôtres. L’Évangile dit que Jésus, après avoir souhaité la paix aux dix qu’il vient rencontrer le soir de Pâques, leur « montra ses mains et son côté » (Jn 20, 20). Une apparition rapportée par saint Luc souligne de manière encore plus nette la difficulté que tous les Apôtres ont à croire. « Jésus leur dit : Voyez mes mains et mes pieds : c’est bien moi ! Touchez-moi, regardez : un esprit n’a pas de chair ni d’os, et vous constatez que j’en ai. (…) Jésus leur dit : Avez-vous quelque chose à manger ? » (Lc 24, 39-42).
Peut-être la Vierge Marie fait-elle exception à cette règle. Au soir du Vendredi Saint, malgré l’immensité de sa souffrance, elle continue de croire. Son fils a été affreusement maltraité, crucifié, puis mis au tombeau. Pourtant, en nous souvenant de la parole d’Elisabeth : « Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur » (Lc 1, 45), nous pensons que Marie, debout au pied de la croix et dans la journée de ténèbres qui suit, reste fidèle à la parole de l’Ange au jour de l’Annonciation : « Il régnera pour toujours sur la Maison de Jacob, et son règne n’aura pas de fin » (Lc 1, 33). Même quand elle est toute troublée par la douleur et les larmes, même quand elle ne voit plus rien parce que le voile de la mort a enfermé son Fils dans le tombeau, Marie continue de croire à la Parole de Dieu !
Ce fut peut-être aussi le cas de « l’autre disciple », celui qui est arrivé le premier en courant au tombeau, et dont l’Évangile nous dit : « Il vit, et il crut » (Jn 20, 8). En fait, il n’a presque rien vu, seulement le tombeau vide, le linceul et un linge ! Pourtant, tout de suite, il a cru.
Mais alors, si nous avons tous besoin de voir pour croire, pourquoi Jésus déclare-t-il heureux ceux qui croient sans voir ? Il dit cela, probablement, pour le jour où surviendra un malheur dans notre vie ou notre famille, le jour où nous serons en proie à un grand désarroi intérieur, ou guettés par le désespoir. Jésus pense au jour où, toi, tu souffriras et où tout d’un coup, ta foi deviendra trouble et douloureuse. Il te dit : « Même dans ces jours-là, même quand tu seras dans la nuit, continue de croire. Heureux es-tu, si tu arrives à croire, même lorsque tu ne vois plus rien ». « Ne renie pas dans les ténèbres ce que tu as vu dans la lumière », comme dit Coventry Patmore.
Nul d’entre nous n’est à l’abri de ces jours d’épreuve et d’obscurité, de la nuit de l’esprit ou du cœur, dans sa vie. Si nous avons beaucoup reçu, si notre foi a été fortifiée par d’autres, béni soit Dieu ! Gardons pourtant cette béatitude, pour que, aux jours d’obscurité, la lumière de Jésus ressuscité demeure au fond de notre cœur et que nous puissions connaître cette joie promise par Jésus : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu. »
Philippe card. Barbarin