Publié le 17 mai 2017
Conférence de Mgr Emmanuel Gobilliard le 17 mai 2017 au groupe « Santéfication » (Étudiants et jeunes professionnels du domaine médical)
J’étais dans ma chambre d’hôpital en train de prier mon bréviaire lorsqu’un grand professeur est entré sans frapper, sans me saluer. Il était suivi par une cour d’une dizaine de personnes qui le regardaient avec un respect mêlé de crainte. Il a commencé à parler de mon extraordinaire pathologie dont il viendrait, bien sûr, à bout. J’étais pétrifié pour deux raisons : la première est liée au fait que la prière est un moment très intime, très personnel que cet homme avait brutalement rompu sans même s’en rendre compte. Il s’était introduit dans mon intimité sans y être invité. Je me suis donc replié sur moi-même, comme un Bernard l’ermite, tout naturellement, c’est à dire comme la nature le fait dans un cas similaire. La deuxième raison pour laquelle je suis resté coi, était que je n’étais pas considéré comme une personne. Ma jambe était l’élément intéressant de ma personne. J’aurais pu être une femme, j’aurais pu dormir, être à moitié nu, être en présence de quelqu’un d’autre, cela n’aurait rien changé à son attitude. Je ne pouvais pas intervenir, d’abord parce que je ne comprenais rien à son charabia, ensuite parce que je ne savais pas qui c’était (j’ai appris plus tard qu’il m’avait opéré mais je dormais et il avait un masque) et enfin parce qu’il avait une autorité que je ne me voyais pas remettre en cause. Mais il a commis une erreur. Il a voulu que je poursuive mon hospitalisation dans son établissement. Il ne savait pas que mes parents habitaient dans un hôpital, qui était le mieux adapté à ma pathologie et que les conditions d’accueil auraient été optimales, parce que j’aurais pu être dans les conditions de l’hospitalisation tout en restant chez moi. Sa véritable erreur technique était liée à sa volonté de puissance, à son désir de considérer sa réussite professionnelle avant ou du moins au même niveau que ma santé. Je ne parle pas des erreurs psychologiques qu’il a commises et que vous avez bien notées. Dès qu’il a commis cette erreur, j’ai dit « non » tout simplement. Il a eu l’air ahuri que j’ose l’interrompre, alors j’ai précisé : « non, je n’irai pas dans votre établissement ! » Et je lui ai calmement expliqué les raisons. Il a été humilié publiquement parce qu’apparaissait au grand jour que j’avais raison, qu’il ne connaissait pas bien mon dossier, qu’il n’avait pas pris le temps de me connaitre, de me rencontrer. Il m’avait réduit à ce qu’il pouvait comprendre de moi sans avoir pris le recul nécessaire. Il était intelligent, s’est donc rendu compte de son erreur et s’en est sorti par une pirouette technique. Lui aussi avait été dévoilé et a connu ce moment de gêne qu’on ressent lorsqu’on a peur que l’autre vous réduise à ce qui apparait, à ce qui se voit. Et ce qui se voyait à ce moment-là, c’était qu’il s’était trompé. Il ne voulait pas non plus qu’on le réduise à cette erreur.
Dans cet épisode anecdotique, la pudeur est présente partout.
Beaucoup parmi les écrivains ou les psychologues l’ont décrit avec talent. Peu l’ont vraiment analysée. Parmi les belles descriptions, je voudrais citer les plus connues, depuis le dialogue du petit prince et du renard, en passant par l’odyssée d’Homère où la rencontre entre Ulysse et Nausicaa traduit avec beaucoup de délicatesse ce qu’est la pudeur sexuelle. On en trouve une jolie page aussi chez madame de Staël dans Corinne ou de l’Italie, chez Ovide ou Stendhal, mais la description sur laquelle je voudrais m’arrêter se trouve dans l’impressionnant roman de Milan Kundera, l’insoutenable légèreté de l’être. Le livre lui-même exerce sur nous une étrange fascination où s’engouffrent nos passions humaines, où notre conscience morale se bat avec un instinct sexuel qui semble parfois nous submerger. L’auteur fait de nous, sans nous y inviter, un personnage du roman. Ce livre tour à tour nous trouble, nous blesse, nous émeut. Il est à la fois beau et dangereux, pudique et indiscret, parce qu’il nous parle de nous-mêmes, ou plutôt de notre face obscure. Tout est exprimé dans le titre : l’insoutenable légèreté de l’être évoque le poids futile de l’amour où se rejoignent le temps et l’éternité, le corporel et le spirituel. Nous sommes mal à l’aise à sa lecture comme nous sommes mal à l’aise pour évoquer notre propre voyeurisme lorsqu’il s’agit de passions ambiguës. Thomas essaye de pousser Téréza à coucher avec d’autres hommes, de façon ludique sans impliquer son cœur. Pourtant il y a quelque chose en elle qui ne peut s’y résoudre. Il y a en elle quelque chose de grave, de profond qui l’empêche de traiter l’amour de façon futile. L’âme, répond Kundera, à moins que ce ne soit son avocat : La pudeur ! Pour Kundera la pudeur est donc l’avocat de l’âme qui réclame son dû lorsqu’elle est négligée ou refusée.
Dans tout le livre, Téréza lutte pour sa survie. Sa pudeur lui permettra de ne pas être assimilée à toutes les autres, de ne pas faire partie de la troupe indifférenciée de celles qui auront couché avec Tomas. La page qui concerne le rêve de Téréza est, pour décrire la pudeur, la plus belle page que j’ai trouvée tout au long de mes recherches. Dans son rêve, Téréza se voit nue avec une foule d’autres femmes nues également et défilant autour d’une piscine. Tomas est au dessus d’elle et leur crie dessus, les obligeant à chanter puis à fléchir le genou.
“Marcher au pas, nue parmi d’autres femmes nues, c’était pour Tereza l’image la plus élémentaire de l’horreur. Au temps où elle habitait chez sa mère, il lui était interdit de s’enfermer à clé dans la salle de bains. Par là, sa mère lui disait : « ton corps est comme tous les autres corps ; tu n’as pas droit à la pudeur ; tu n’as aucune raison de cacher quelque chose qui existe sous une forme identique à des milliards d’exemplaires ». Dans l’univers de sa mère, tous les corps étaient les mêmes et marchaient au pas, l’un derrière l’autre. Depuis l’enfance, la nudité était pour Tereza le signe de l’uniformité obligatoire du camp de concentration ; le signe de l’humiliation. (1)”
Téréza, par sa pudeur, se révolte, pour revendiquer son droit à être unique, à être aimée, pas seulement pour son corps ou son intelligence, pas seulement pour un élément d’elle-même, mais pour ce qu’elle est en totalité. Le travail de ceux qui veulent détruire la pudeur, à l’image des nazis dans les camps de concentration, est de faire comprendre à ceux qu’ils veulent détruire, qu’ils ne sont qu’un corps. Ils essayent d’opérer une diabolique dissociation entre le corps et l’âme. L’enseignement de toute la morale chrétienne nous dit l’inverse. Tout ce qui touche mon corps touche mon âme, et je ne peux toucher mon corps ou laisser quelqu’un toucher mon corps sans que tout mon être, mon cœur, mon âme en ressente un effet puissant, destructeur si je suis manipulé, utilisé, instrumentalisé ; fécond et créateur si je suis aimé. Que me dit la pudeur ? Que je suis une personne humaine dont les éléments qui la composent ne peuvent être dissociés sans conséquences graves. On ne peut pas considérer ma jambe sans me regarder dans les yeux. Souvenez vous de cette œuvre, qui comme Kundera nous parle de pudeur mais en choisissant d’une certaine manière la provocation pour nous faire réagir. Je veux parler de la peinture de Magritte, le viol, ou les yeux de la femme sont des seins, sa bouche est un sexe. Violer une personne c’est ne plus la considérer comme une personne mais comme un objet sexuel. Dans cette peinture, la femme n’a plus d’expression, elle ne peut plus parler, elle ne peut plus voir. On lui demande seulement d’être le prétexte de la jouissance masculine. Si donc l’impudeur se caractérise par la dissociation, alors la pudeur me permet, par une saine réaction de retrait, de préserver mon unité, de me rétablir comme personne ! Je ne suis pas une femme parmi les autres femmes ; je ne suis pas un homme parmi les autres hommes ; je ne suis pas une jambe, je ne suis pas un sexe. Je ne suis pas qu’un corps, je ne suis pas qu’une intelligence et je ne suis pas non plus qu’une âme. La dissociation diabolique peut se faire aussi dans le sens d’une spiritualisation déshumanisante, où vouloir faire l’ange peut revenir à faire la bête. Des philosophes, et en particulier Max Scheler, rejoint et largement dépassé par Karol Wojtyla, sont allés plus loin que la simple description de la pudeur, ils en ont cherché le sens profond pour nous en découvrir le secret caché.
La noblesse de la personne humaine c’est d’aimer, de se donner par amour. Je vais donc maintenant analyser le rôle de la pudeur dans l’amour. Vous pouvez penser que c’est un peu hors sujet. Le soin du corps n’est pas un geste amoureux. Pourtant s’il ne s’agit pas ici de relation amoureuse, il s’agit, bien sûr, d’amour. Vous ne pouvez pas respecter les patients sans les aimer, sans considérer que, d’une certaine manière, tout geste que vous posez en soignant est un geste d’amour. Alors parlons d’amour, et même d’amour sexuel. Cela nous permettra de mieux comprendre ce qu’est la pudeur dans l’amour et par extension dans toute relation respectueuse. Pour Scheler, la pudeur est préparation et protection de l’amour véritable. La pudeur révèle notre capacité d’aimer. Elle ne freine pas tant l’expression de l’amour que la manifestation de l’instinct sexuel lorsque l’amour est encore douteux. « L’essence de l’amour, nous rappelle Aristote, est de ne pouvoir exister sans réciprocité (2) » ; donc le sentiment de pudeur se manifeste non seulement lorsque je pressens que l’amour qui m’est proposé n’est pas vrai ou reste imparfait, mais aussi lorsque je ne suis pas prêt à répondre de façon adéquate à l’amour que l’on m’offre. Ainsi, à la différence de la coquetterie, la pudeur ne peut que faire croître l’amour véritable en réprimant l’instinct et en favorisant le choix. Scheler rejoint ainsi Merleau-Ponty lorsqu’il dit : « La pudeur, le désir, l’amour en général, ont une signification métaphysique, c’est-à-dire qu’ils sont incompréhensibles si l’on traite l’homme comme une machine gouvernée par des lois naturelles, ou même comme un ‘faisceau d’instincts’. Ils concernent l’homme comme conscience et liberté (3) ».
Là où Freud considère la pudeur comme une censure qui réfrène l’instinct sexuel, Scheler nous invite à la considérer comme ce sentiment, spécifiquement humain, qui nous rappelle que l’amour n’est pas un instinct mais un choix, un engagement de l’être tout entier. Certains pourraient objecter que la pudeur est née avec la culture, avec la morale ; en un mot qu’elle n’est pas naturelle. De solides études de psychologie et d’ethnologie montrent que la pudeur est beaucoup plus naturelle qu’on ne le croit et qu’elle est beaucoup plus forte dans certaines sociétés traditionnelles qui n’ont pas connu notre développement culturel occidental. On nous ressert souvent la fable de l’influence judéo-chrétienne qui a gravement influencé la conscience morale dans le sens d’un rejet du corps et de la sexualité. Ce reproche n’est pas dénué de fondement, mais Hans Peter Duerr a montré dans son livre Nudité et pudeur, le mythe du processus de civilisation (4), que la pudeur était beaucoup plus naturelle que culturelle. Vous me direz que cela n’est peut-être pas un atout de nos jours, tant la nature elle-même est considérée avec méfiance, du moins quand il s’agit de l’être humain. Il y a une tendance de fond dans notre société à vouloir évincer la nature au profit de la culture et considérer que tout est culturel. Ainsi la théorie du genre qui voudrait nous faire croire que même notre orientation sexuelle est déterminée par la culture, dont la nature ne serait que la servante. Une analyse scientifique ne résiste pas non plus à une telle affirmation. Pour revenir à notre sujet, la psychologie en général et la psychanalyse en particulier traitent de plus en plus la question de la pudeur, et avec une bienveillance accrue. Dans les dictionnaires de psychanalyses, la pudeur est enfin étudiée pour elle-même (cf. le Dictionnaire international de la Psychanalyse (5), qui lui consacre un article), et son rôle apparaît comme étant de plus en plus important dans le développement de la personnalité : préservant l’intimité elle permet d’appréhender l’altérité et de voir la différence, et en particulier la différence sexuelle comme essentielle et constructive. La pudeur est ainsi considérée comme un garde-fou contre la fusion, destructrice de l’altérité, donc de la personnalité et finalement de l’amour lui-même. Elle impose ainsi une limite constructive. Ce n’est pas un hasard si la pudeur, justement, se développe considérablement au moment de l’adolescence, période de la préservation de son intimité en même temps que de la revendication de sa différence. Comme le dit si bien Monique Selz :
« Sans limite, sans loi, sans interdit, sans pensée et sans parole, nous entrons dans le règne de l’indifférenciation, de la disparition de la différence sexuelle et de toute différence quelle qu’elle soit pour aboutir à l’instrumentalisation des corps, c’est-à-dire leur utilisation à seule fin de jouissance et de profit marchand (6). »
Vous voyez ici la pertinence du propos de Milan Kundera que j’ai cité au début et son application dans le cadre de la médecine. Si vous voulez agir avec respect et pudeur, considérez toujours l’originalité de la personne, ce qui fait qu’elle est unique, qu’elle ne ressemble à aucune autre. Ne la mêlez jamais à la foule anonyme des « sans vie », dont il était question tout à l’heure. Le sommet de l’impudeur serait de la considérer comme une valeur marchande.
Cependant, pour être juste, je voudrais ajouter que l’Eglise, en tout cas ceux qui parlent en son nom et dont je fais partie, ont une responsabilité dans cette réaction parfois violente contre la pudeur ou ses manifestations excessives. Nous avons trop rapidement relié la pudeur à la façon de se vêtir, à la nudité, alors qu’elle ne se réduit pas à ses manifestations. Nous avons souvent confondu la pudeur et la pudibonderie. Pour me faire comprendre, je voudrais aborder la question de la pureté, ou de la chasteté. Probablement en raison de la terrible influence du Jansénisme, mais pas seulement, nous avons considéré que la pureté était liée à l’innocence. Notre corps est innocent ! Qu’est ce que cela signifie ? Cela veut dire que je ne peux pas accuser mon corps d’être responsable de mes bêtises. Le corps n’est pas bon ni mauvais au sens moral. Il fait ce que je lui demande. Je dis cela pour ceux qui ont tendance à tout mettre sur le dos du corps, à s’excuser sur son dos. Ils disent par exemple : « je n’y peux rien, c’est ma nature ! » Certes, mon corps, ma nature a une mémoire, et quand je commence à lui faire faire n’importe quoi, il peut réclamer son dû, même quand ce dû le détruit. Les fumeurs savent de quoi je parle ! Mais le responsable, ce n’est pas mon corps, c’est bien moi et ma liberté. La pureté, c’est autre chose ! Nous croyons à tord, dans une vision un peu « fleur bleue » que la pureté se trouve dans le regard d’un enfant, dans l’innocence d’une vie qui commence. Nous croyons que la pureté, nous la recevons un jour et nous nous efforçons de la préserver, pour ne pas la perdre. Dans une telle vision, nous naissons purs et nous devenons immanquablement, au fur et à mesure que nous vivons, de plus en plus impurs. Cette vision est aussi, parfois, celle de l’amour et du mariage. Deux jeunes tombent amoureux. Leur amour est, à ce moment, à son paroxysme. Ils se marient. C’est le plus beau jour de leur vie et ils vont faire en sorte que cet amour diminue le moins vite possible. On considère ainsi qu’il n’y a pas de progression possible dans l’amour, que l’amour, comme la pureté, on en reçoit un capital et que notre vie avec ses expériences, avec ses souffrances, avec ses lassitudes l’use immanquablement. Quelle vision pessimiste de l’homme ! Jésus, dans l’Evangile, se révolte contre une telle vision, contre cette vision archaïque de la pureté, contre cette conception erronée de l’amour. Pour être pur, il faudrait donc ne rien faire, ne rien vivre et passer son temps à se préserver, de la société, des autres qui ne sont pas comme moi, qui ne pensent pas comme moi et qui n’ont pas la même éducation, ou qui ne votent pas comme moi ou qui ne croient pas comme moi. Il faudrait que je ne rencontre que des personnes qui me ressemblent pour ne pas trop m’user au contact des autres, ou ne pas trop me faire influencer. Jésus, tout au long de l’Evangile, nous dit le contraire. La pureté, ce n’est pas se préserver, c’est se donner. La pureté, on ne la reçoit pas à la naissance. D’ailleurs nous naissons tous sous le régime du péché originel ! Non la pureté, il faut aller la chercher. Elle n’est pas derrière nous. Elle est devant nous. Il faut aller au charbon pour la trouver. Ainsi, nous pouvons dire que la plus belle image que Jésus nous ait donnée de la pureté, n’est pas dans l’enfant de la crèche, mais bien dans le mystère de la croix. Il est sale, il est nu, il est épuisé, parce qu’il a tout donné, parce qu’il nous a tout donné, parce qu’il s’est livré totalement. C’est ce que le pape François nous a dit dans Evangelii Gaudium au numéro 49 : « je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du confort. » Il arrive que nous ayons besoin de nous préserver, contre telle image, contre tel geste. Mais ce n’est pas de la pureté, de la chasteté ; c’est de la pudeur qui est ordonnée à l’amour, qui prépare l’amour véritable. La pudeur nous invite à un retrait bénéfique et souvent plus intérieur qu’extérieur pour que nous puissions recevoir l’autre en vérité. Ne confondons pas pureté et pudeur. La pudeur est en vue de l’amour, elle est une préparation au don. La chasteté, la pureté, c’est justement, dans une vision chrétienne, de se donner, en vérité en respectant l’autre, et sa vocation ; en me respectant moi-même aussi, et ma vocation. Le contraire de la chasteté, c’est le repli sur soi, le refus de se donner. Le refus de vivre. Je suis émerveillé par la beauté des mains quand je donne la communion. Aux mains propres, blanches et bien manucurées, je préfère les mains calleuses dans lesquelles la terre noire du Velay s’est incrustée, pour rappeler à ceux qui les voient ou qui les serrent, que la personne qui les présente humblement pour y recevoir le Fils de Dieu, a vécu, a souffert, a travaillé. Voilà la belle image de pureté que je contemple lorsque je donne la communion. Pour vous qui êtes soignants, considérez le corps comme le témoin d’une vie donnée. Cela vous aidera à ne pas considérer l’organe indépendamment de la personne, à considérer tel ou tel organe non pas comme un but, comme un cas, comme un organe seulement, mais comme la partie d’un tout, comme dirait saint Paul. En traitant la partie, considérez la personne, alors vous agirez avec pudeur et respect. Le corps ne peut pas être considéré indépendamment de l’âme, de la vie, de l’histoire de la personne, c’est aussi ce que nous dit la pudeur, lorsqu’elle nous invite à prendre du recul pour considérer l’unité de la personne. De la même manière que le corps n’est pas responsable de nos actions, de nos tendances, de nos déviances parfois, il convient de rappeler que le rapport de la personne humaine à son corps n’a rien à voir avec le rapport de l’animal à son corps. La différence tient dans un mot : la tendance instinctive. On nous enseigne parfois, à tort, que nous ne pouvons résister à l’instinct, que nous ne pouvons pas aller contre l’instinct. C’est vrai de l’animal, mais l’homme n’a pas d’instinct sauf celui de téter, à la naissance. Certes il porte en lui des tendances instinctives qui le poussent à préserver sa vie, qui se manifestent à lui sous la forme de cette extraordinaire puissance de vie qu’est la sexualité, mais il reste libre face à ces tendances instinctives, qui, certes le troublent parfois, mais qui ne le déterminent jamais de façon radicale. Ainsi peut-il donner sa vie par amour, peut-il jeuner pour un plus grand bien, peut il réfréner son désir sexuel pour mieux se donner. La pudeur est la preuve que pour l’homme et la femme, nous ne devons pas parler d’instinct mais bien plutôt de tendance instinctive. La pudeur nous aide à « humaniser » nos comportements, à retenir ces tendances instinctives pour leur donner une signification, pour les enrichir de liberté. L’animal n’a pas de pudeur. A moins que vous n’ayez constaté, chez certains animaux, la honte de paraitre nu en public ! Nous risquons, en oubliant de considérer la profondeur de la personne, et sa liberté, de la réduire à son corps et de faire de lui un animal. J’aime beaucoup les animaux, mais c’est les dénaturer que de les considérer comme des personnes humaines. La difficulté propre de l’homme c’est de réaliser l’unité de deux dimensions qui semblent s’opposer, sa dimension spirituelle et sa dimension corporelle. C’est ce qui fait sa spécificité entre l’ange et l’animal. La personne humaine est faite pour se donner librement, pour aimer aussi et elle ne peut le faire autrement qu’avec son corps. Comment dire l’amour autrement qu’avec le corps ? N’étant pas des anges, nous exprimons nos sentiments les plus profonds, les plus nobles et les plus secrets par notre corps, par nos gestes, par notre regard et notre bouche quand nous parlons. La personne ne se réduit pas à son corps mais son corps est le moyen de l’amour. La pudeur me permet de vérifier, par ailleurs, que le désir que j’éprouve pour l’autre n’est pas qu’un simple besoin, qu’une manifestation d’une tendance instinctive. Si tel était le cas, l’amour serait condamné puisqu’il trouverait son achèvement dans la satisfaction du besoin. Au contraire, l’amour véritable désire toujours plus. Chaque désir réalisé creuse davantage le désir d’aimer, le désir d’être aimé, le désir d’être, tout simplement.
D’autres philosophes ont parlé, soit directement, soit indirectement de la pudeur. Parmi eux, il y a Jean Paul Sartre qui ne parle pas vraiment de la pudeur mais qui parle, dans l’être et le néant, de la grâce. Sans me laisser conduire trop loin dans les méandres de sa pensée, je voudrais vous partager une des réflexions que la lecture de cet ouvrage important a suscité en moi. La pudeur, m’obligeant à prendre du recul, à ne pas réduire l’autre à ce que j’en vois, me permet de saisir la grâce de la personne, son charme pourrait-on dire, à condition de ne pas réduire le charme à une technique de séduction. Je pense que le charme, c’est ce qui définit une personne lorsqu’elle est unifiée, lorsqu’elle se donne en vérité. Elle fait alors l’unité de sa personne et révèle profondément ce qu’elle est ! Vouloir copier la grâce propre de l’autre n’a donc aucun sens. Cette réflexion devrait nous éviter de désirer ressembler à l’autre, puisque j’en perdrais aussitôt ma grâce. Pour avoir du charme, je dois cultiver la notion de vérité, vérité de mon être avec tout ce qu’il est, son intelligence et sa culture, son éducation et son physique, ses dons et son caractère. Pour vous en persuader, regardez à quel point telle star de cinéma, qui choisit de se faire tirer la peau et gonfler les lèvres, perd aussitôt tout son charme, sauf si l’image de soi est à ce point détruite qu’il s’agit davantage d’une chirurgie réparatrice. Regardez par opposition combien mère Térésa, qui n’avait peut être pas un physique facile selon les critères du monde, est devenue de plus en plus belle à mesure qu’elle s’unifiait, qu’elle se donnait, qu’elle se sanctifiait, comme si l’amour nous transformait de l’intérieur pour nous permettre d’irradier cette beauté indéfinissable qui nous définit et qui disparait lorsque je me réduis ou que les autres me réduisent à une seule dimension : mon caractère ou mon physique, ou tel don ou telle réalisation. Combien tombent amoureux du pianiste, du chanteur, du pitre ou de l’intellectuel au lieu d’aimer l’autre pour tout ce qu’il est, au point de l’aimer aussi avec ses défauts, ses faiblesses et son histoire chaotique. Ceux qui oublient cette vérité fondamentale de l’amour, se préparent des lendemains désenchantés. Pour être moi-même, je ne peux être réduit à une partie de moi-même. C’est ce que la pudeur me rappelle. Jean Paul II appelle cette unification de la personne, au service de laquelle la pudeur à une place très importante, l’intégration de l’amour. Pour finir, permettez moi, à la suite du pape Jean Paul II et inspiré par lui, de commenter le grand texte de la Bible qui parle de la pudeur. Je veux parler de cet épisode du livre de la genèse où l’homme et la femme reçoivent la visite de Dieu juste après avoir mangé du fruit de l’arbre de la connaissance, juste après avoir péché. Dieu donc se promène dans le jardin à la brise du jour et appelle l’homme, qu’il ne voit pas puisqu’il se cache. « Adam, où es-tu ? » « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché. » Le Seigneur reprit : « Qui donc t’a dit que tu étais nu ? Aurais-tu mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger ? (7) »
Plus tard dans le texte nous apprenons que Dieu « fit à l’homme et la femme des tuniques de peau et les en vêtit (8). » Le péché jette un trouble dans la relation. L’homme n’est plus capable d’avoir avec la création, avec ses semblables et en particulier avec la femme, mais aussi avec Dieu, une relation apaisée. Son corps n’exprime pas toujours ce qu’il pense. Il ment, il louvoie, il biaise, il séduit pour posséder, pour asservir ou pour utiliser l’autre à son profit. Alors Dieu le protège. Dans sa miséricorde, il lui fait une tunique pour qu’il puisse entrer en relation sans avoir honte. Derrière cette tunique, Jean Paul II voit la pudeur. Il considère ainsi la pudeur comme un cadeau de Dieu. Dieu a mis dans le cœur de l’homme le sentiment de pudeur pour qu’il puisse réapprendre à aimer en vérité, à vivre la vérité de la relation, à ne plus considérer l’autre ou lui-même comme un objet. La pudeur lui permet de retrouver sa dignité et de se considérer, et de considérer l’autre aussi, comme une personne. La pudeur est la trace délicate, dans notre nature, d’un Dieu qui nous appelle à aimer comme lui, sans réserve, avec tout ce que nous sommes, notre esprit, notre âme et notre corps, dans la vérité et la liberté. Il y a deux façons de faire disparaître la pudeur : la première est la débauche, où l’impudeur est arrivée au point que je n’ai plus rien de précieux à cacher, que j’ai perdu, par mon comportement, toute dignité humaine, que je n’ai plus rien à donner. La seconde est l’amour porté à un tel achèvement que je n’ai plus rien à cacher à l’autre tellement son regard et le mien sont purs, constructifs et sans détour, tellement je suis considéré pour ce que je suis, sans qu’aucun regard réducteur donc destructeur ne viennent alterner la relation ou la nimber de soupçon. Cette perfection se trouve en Dieu à qui je n’ai rien à cacher et qui veut tout me donner jusqu’à sa divinité pour qu’il n’y ait plus de limite à l’amour.
On vous a peut être appris, dans vos études à ne pas trop vous livrer, à ne pas trop entrer en relation avec vos patients pour ne pas trop vous impliquer, pour ne pas risquer de les aimer. Je pense que c’est une grave erreur. Certes il convient de garder une distance, que la pudeur vous indiquera, mais cette distance vous permettra d’aimer en vérité et cet amour vous libèrera. J’ai eu le bonheur de travailler pendant trois ans dans un hôpital de phase terminale des maladies infectieuses. J’ai accompagné personnellement plus de 200 personnes jusqu’au bout. Il y avait parfois un tel manque de personnel qu’elles me suppliaient de les changer tellement elles ne supportaient plus d’être négligées, de sentir mauvais, de se sentir souillées. Je savais que lorsqu’elles me demandaient cela, c’était parce qu’elles me considéraient comme un ami. Je ne regrette pas de les avoir aimé comme mes enfants, comme mes frères et sœurs, comme mes amis, d’avoir souffert en les voyant souffrir. Si je ne m’étais pas livré, si je ne les avais pas aimées, j’aurais eu honte, j’aurais enfoui en moi comme un boulet la honte de n’avoir pas su les aider ; de n’avoir pas su les respecter en leur donnant la seule chose qui leur permettait encore d’être considérés comme des personnes, elles dont le corps partait en lambeaux : un peu d’amour ! Si j’avais voulu trop me préserver, je me serais détruit à petit feu en oubliant d’être vivant. Si vous aimez, il vous arrivera de souffrir mais je vous assure qu’il vaut mieux souffrir en aimant que de souffrir de ne plus être capable d’aimer.
(1) Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, Paris, Gallimard, 1989. P. 88.
(2) Cf. Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, GF – Flammarion, 1965, p. 209-210.
(3) [Maurice] Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 194.
(4) Editions de la maison des sciences de l’homme, 1998.
(5) Paris, Calmann-Lévi, 2002.
(6) Monique Selz, la Pudeur, un lieu de liberté, Buchet Chastel, Paris, 2003, p. 28.
(7) Gn 3, 9-11.
(8) Gn 3, 21.