Le 25 décembre dernier, plusieurs associations de jeunes de l’agglomération lyonnaise avaient fait le choix d’une « maraude inter-associative » dans les rues de Lyon à l’occasion de la fête de Noël. Même si toutes ces associations se veulent ouvertes à tous, aussi bien en ce qui concerne leurs bénévoles que les personnes bénéficiaires, elles sont composées en très grande majorité de jeunes musulmans et, surtout, de jeunes musulmanes. Leur initiative, conduite un soir de la fête chrétienne de la Nativité du Christ Jésus, n’en avait que plus de valeur. « J’y ai été invité en tant que prêtre catholique, aux côtés de mon ami Azzedine Gaci, imam et recteur de la Mosquée Othmane de Villeurbanne, explique le père Christian Delorme. Grâce à toutes ces personnes admirables, j’ai vécu une soirée de Noël profondément riche humainement et spirituellement, et, bien entendu, très émouvante ».
Il convient d’abord d’avoir à l’esprit que, dans la métropole de Lyon, il y a plus d’une vingtaine d’associations de jeunes, majoritairement de confession musulmane, qui portent le souci des gens abandonnés à la rue. Plusieurs de ces associations sont capables de distribuer, soit en quelques points fixes, soit lors de « maraudes », jusqu’à 300 repas. Certaines sont même en capacité d’intervenir plusieurs fois dans une semaine, atteignant ainsi le chiffre de mille repas ou petits-déjeuners hebdomadaires. La majorité de ces associations ne reçoit aucune subvention, et fonctionne grâce à des dons de particuliers, de commerçants, d’entreprises. Fondées, animées par des jeunes, ces associations sont toutes actives sur les réseaux sociaux, et elles parviennent ainsi à mobiliser des bénévoles et des dons. De surcroit, il est ainsi facile de suivre leur action au jour le jour !
Mercredi 25 décembre, nous nous sommes retrouvés à 18h à un angle de la Place Bellecour. Il faisait déjà nuit, et la température s’élevait à 5°. Nous étions une cinquantaine de personnes appartenant à une dizaine d’associations différentes : Ouhlala, Sahbi, Olympique du cœur, Paniers du cœur, Si moi j’ai froid, Cœur lyonnais, Maraudes lyonnaises, Génération Entraide, Pommes vertes et Association World Community. Environ deux tiers de jeunes femmes, portant presque toutes le voile, et un tiers de jeunes hommes. En cours de route, nous croiserons une jeune femme d’origine arménienne, élevée en Russie et parlant russe, qui a l’habitude de sortir seule les soirs de fête pour apporter quelques secours à des gens de la rue. Elle va passer la soirée avec nous, nous faisant profiter de ses connaissances linguistiques autant que de sa générosité.
Dans un premier temps, des étudiants étrangers en situation de précarité, informés par les réseaux sociaux, sont venus récupérer des repas (mis préalablement en barquettes). Puis les bénévoles, auxquels ont été confiés des caddies remplis de victuailles, ou pleins de vêtements chauds et de kits de toilette, se sont divisés en quatre groupes avec quatre destinations différentes : quartier des Terreaux et bas des pentes de la Croix-Rousse, Vieux-Lyon, Guillotière, et Perrache. Avec Azzedine Gaci, nous nous sommes retrouvés dans le groupe partant sur Perrache en passant par les jardins des bords de la place Bellecour puis la rue Victor-Hugo, une rue piétonne. Commencée autour de 19h30, la pérégrination a duré jusqu’à 23h.
Deux choses m’ont beaucoup frappé, impressionné : d’abord l’amour et le respect des pauvres manifestés par les bénévoles ; ensuite la confiance à l’égard de ceux-ci dont témoignaient les personnes à la rue rencontrées.
Nous avancions en groupe, mais lorsqu’il s’agissait de s’approcher d’une personne assise ou couchée sur le trottoir où dans un coin d’immeuble ou de magasin, deux ou trois seulement partaient à sa rencontre. Quelques-uns parmi les intervenants sont déjà bien connus des personnes à la rue, et celles-ci les accueilleront souvent avec grande joie. La délicatesse des bénévoles les plus chevronnés m’a infiniment touché. La plupart du temps, j’ai vu celles-ci ou ceux-ci se baisser au plus bas pour être à la même hauteur des personnes à la rue, ne pas les surplomber. Ils leur parlaient avec douceur et affection, comme s’il s’agissait de leurs parents, de frères ou de sœurs ou d’amis. Après les échanges, j’ai aperçu telle ou telle bénévole essuyer ses larmes, bouleversée par le moment vécu. Parmi les personnes rencontrées, voici les situations qui m’ont le plus impressionné. J’ai changé les prénoms des personnes concernées :
– Un homme de 56 ans, François, couché sur un matelas et recouvert de plusieurs couvertures devant un magasin. Il est bien connu d’une partie des bénévoles. Il a un cancer du pancréas et se trouve très probablement en fin de vie. La gangrène lui ronge un pied, si ce n’est les deux, et il ne peut plus se lever. Il vit donc dans ses excréments. Il n’a pas voulu être hospitalisé jusqu’ici, car il pense qu’une fois entré à l’hôpital, il en ressortira mort… Vivent à ses côtés deux hommes, également européens, âgés entre trente et quarante ans. L’un d’eux avec qui nous parlons, Maxime, n’est là que depuis deux jours, mais il a pris François en affection, et il est pour lui aux petits soins. Il vient de sortir de prison ; il dit qu’il est « un méchant », un « type pas bien », mais la façon dont il s’occupe de son compagnon d’infortune témoigne du contraire.
– Un tout jeune couple, Sabrina et Massoud. Elle a dix-huit ans, a grandi en banlieue lyonnaise, est manifestement en rupture familiale. Elle est avec un jeune Égyptien à peine plus âgé qu’elle. Ils dorment sous une tente en bord de Saône. Elle ne parle que le français, et lui seulement l’arabe dialectal égyptien. Ils communiquent par gestes. Lui raconte qu’il est d’une famille pauvre, et qu’il a trois sœurs et un frère plus jeune. Il a versé l’équivalent de 4000 euros à des passeurs pour pouvoir se retrouver en France, transitant par la Libye et l’Italie. Au moins n’est-il pas mort en mer comme plus de dix-mille migrants cette année 2024 !
– Martin, entre quarante et cinquante ans, assis à même le sol dans une entrée de magasin. Lors de précédentes rencontres, il a déjà exprimé à des bénévoles sont intention de se suicider. Il était l’ami du sans-abri moldave tué à coups de parpaing le 11 novembre 2024 dans les environs de la gare de Perrache par un étranger déséquilibré. Le seul être qui le retient à la vie : son chien. Mais quand nous le rencontrons, une riveraine a emmené l’animal pour le soigner. Une bénévole montre à Martin une petite vidéo du chien, moment qui lui arrache quelques larmes. Martin nous parle de la violence de la rue, de la quasi-impossibilité de dormir vraiment la nuit. Il arrive que des jeunes éméchés ou simplement méchants lui urinent dessus. Il y a aussi beaucoup de violences entre sans-abris, des vols d’affaires qui empêchent chacun de s’éloigner de son campement de fortune s’il ne peut avoir un ami de confiance.
– Grégoire, un Antillais tout juste trentenaire. Il essaye de dormir dans l’étroit recoin d’un bâtiment public. Il n’a sur lui qu’une très légère couverture. Il accepte le verre de thé qui lui est offert, ainsi que le repas mis en sac. Transi de froid, il n’est pas en condition de pouvoir beaucoup discuter. Un bénévole remet en place, sous sa couche, les espadrilles qui lui servent de chaussures, en espérant que personne ne les lui volera durant la nuit.
– Trois hommes originaires de Russie, l’un âgé d’une cinquantaine d’années et maîtrisant le français appris en huit mois ; les deux autres quadragénaires et uniquement russophones. Ils ont aménagé un campement assez encombré dans un passage souterrain. Ils peuvent cuisiner, et les bénévoles leur ont apporté des marmites. Le plus ancien, Igor, a un chien, et il se réjouit parce que les bénévoles ont apporté un sac de quinze kilos de croquettes pour la bête.
Au cours de notre déambulation nocturne, nous avons croisé plusieurs hommes, marchant souvent deux par deux, qui ont accepté un verre de thé ou une barquette de nourriture, mais qui n’ont pas souhaité discuter, ou pas pu en raison de problèmes de langue : un Tchétchène trentenaire cheminant avec un Maghrébin un peu plus âgé, de jeunes Maghrébins avec « l’accent du bled », probablement arrivés récemment à Lyon et sans titre de séjour… Nous nous sommes également rendus dans l’ancienne école maternelle Gilibert de la rue du même nom, où ont été regroupées provisoirement par la mairie de Lyon quelque quatre-vingts personnes, des familles albanaises et des exilés afghans en majorité, qui étaient installées jusqu’au mois de novembre aux abords de la Place Carnot, et qui en ont été délogées pour l’installation du Marché de Noël. Elles devraient pouvoir rester en ce lieu jusqu’à la fin de la trêve hivernale, avant que ne commencent des travaux au bénéfice de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Lyon. Le responsable de l’Olympique du cœur, qui y vient souvent, est accueilli par les enfants albanais avec de grandes manifestations de joie. Il est vrai qu’il les emmène régulièrement pour des activités de sport. La pérégrination terminée, nous avons pris un temps de rapide « relecture » de la soirée sur la Place Bellecour, partageant nos impressions, nos émotions, nos découvertes. Azzedine et moi nous avons, également, pu prononcer chacun une prière d’action de grâce et de supplication à l’adresse du Tout Miséricordieux. En allant rejoindre ma voiture laissée près de la Grande Poste, je trouve, assis dans un recoin d’immeuble, un jeune Africain légèrement habillé, n’ayant aucune couverture, recroquevillé sur lui-même. J’engage timidement, pudiquement la conversation avec lui. Il me raconte qu’il vient de Guinée-Conakry, que c’est sa première nuit dehors à Lyon. Je peux juste lui donner un plaid et quelques mandarines que j’avais dans mon véhicule. Durant la nuit, j’aurai des montées de colère qui me submergeront. Il y a une dizaine d’années seulement, à Lyon, il était impensable qu’on laisse ainsi, par grands froids, des personnes dans la rue la nuit. Notre société se déshumanise de plus en plus, quand bien même l’actuelle Municipalité de Lyon fait le maximum de ce qu’il lui est possible de faire. Heureusement, il y a encore quelques jeunes gens généreux qui ont de l’amour à donner.
Christian Delorme,
26 décembre 2024