Dans une note rédigée le 18 juillet 2019 à partir du projet de loi transmis au Conseil d’État – sans que soit connue la réponse de ce dernier au Gouvernement – Monseigneur Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes et les membres du groupe de travail Église et bioéthique de la Conférence des évêques de France, s’interrogent sur les conséquences de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP).
Sans envisager tous les points du projet de loi relatif à la bioéthique, cette note envisage surtout l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation et ses conséquences.
Il est évident qu’une loi de bioéthique ne se résume pas à poser des équilibres, plus ou moins judicieux et toujours insatisfaisants, entre les adultes et entre adultes et enfants. L’envisager conduirait à privilégier une sorte d’« éthique du curseur ». Jusqu’où alors placer le curseur ? Quel serait donc le critère objectif assurant de façon pérenne un juste équilibre des intérêts entre enfants, donneurs et adultes souhaitant des enfants ?
Aujourd’hui, beaucoup dénoncent un curseur allant de plus en plus loin, comme si les désirs, exacerbés par l’individualisme et par la fascination des techniques, ne rencontraient aucune résistance. Cependant, avec l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) à toutes les femmes, le curseur franchit un point de non-retour, ce que le projet de loi assume puisqu’il met en exergue « l’égalité des modes de filiation » dans un « article principiel » du Code civil (article 6-2 qui fait suite à l’article 6-1 créé en raison de la loi dite Taubira).
L’ouverture de l’AMP aux femmes vivant en couple et aux femmes seules est un marqueur décisif pour la société française. Cette mesure introduit en effet une conception du droit et des liens à établir entre les êtres humains, qui est en rupture radicale avec celle qui prévaut depuis les premières lois de bioéthique, en 1994. Elle soulève des interrogations difficiles qui sont regroupées ci-dessous en quatre questions (absence du père ; égalité des filiations ; puissance de la volonté ; gratuité – eugénisme médecine) que beaucoup de Français se posent silencieusement, avec « angoisse » aussi, comme le note le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) dans sa synthèse des États généraux.
Une loi civile a vocation à tendre vers la réalisation de la meilleure société possible, et ne saurait se contenter de satisfaire côte à côte des groupes particuliers. Elle ne peut donc, délibérément, créer une injustice. Or, le projet de loi prévoit qu’il sera juridiquement légitime de permettre à la technique de produire un enfant sans père ni ascendance paternelle (article 1 er du projet de loi). Comment le justifier quand d’autres enfants ont légalement la possibilité d’avoir un père et une mère ? Comment continuer à affirmer que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » si le droit institue ab initio l’impossibilité légale d’avoir un père ? Pourtant la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme affirme le « droit de chacun de connaître son ascendance, mais aussi le droit à la reconnaissance juridique de sa filiation 1 ».
Cette privation est d’autant plus grave que la nécessaire présence du père pour le bien d’un enfant est abondamment soulignée. Certains avancent que des enfants se portent bien alors qu’ils vivent avec une mère seule ou un couple de femmes. D’autres estiment que cela ne concerne potentiellement qu’un nombre restreint d’enfants. Peut-on argumenter seulement à partir de conséquences, d’ailleurs partielles ?
Le dialogue permet d’entrer dans une recherche de raison en vue d’une vision anthropologique commune avec ses dimensions affective, relationnelle, psychique, et en vue d’un droit égal pour tout enfant. La raison postule le principe éthique de la justice pour tous et du respect des droits fondamentaux de tous, en particulier du plus petit.
Cette préoccupation rejoint la consultation des États généraux de la bioéthique 2 . Même s’il ne rend pas la proportion écrasante avec laquelle les citoyens ont opté pour le statu quo en matière d’AMP, le document de synthèse réalisé par le CCNE souligne : « Beaucoup d’arguments se concentrent par ailleurs sur les angoisses, critiques, et dangers d’une procréation sans père mettant en avant le besoin, le droit pour l’enfant d’avoir un père. L’ouverture de l’AMP créerait ainsi des inégalités entre les enfants selon qu’ils auront ou non un père. »
En outre, depuis plus d’un an, les sondages sont sans appel dès que l’on pose aux Français la question explicite du rôle du père vis-à-vis de l’enfant 3 . Il est donc trompeur d’affirmer que « la société est prête » (Mme Agnès Buzin) en se fondant sur les sondages ne posant que la question relative aux adultes : êtes-vous favorables à ce que les femmes en couple et seules puissent avoir un enfant ? Dès qu’on interroge les Français sur l’enfant et ses droits, qui, en l’occurrence, est un enfant légalement produit sans père ni ascendance paternelle, ils se montrent massivement opposés.
Heureusement, le projet de loi ne reprend pas l’argument d’égalité et de non-discrimination entre les couples composés d’un homme et d’une femme et les couples de personnes de même sexe, alors même qu’il est l’argument central de plusieurs rapports et, bien souvent, le seul argument de certaines revendications politiques. En effet, le Conseil d’État, reprenant une décision du Conseil constitutionnel et un arrêt de la Cour Européenne des droits de l’homme, a affirmé clairement qu’il n’y avait pas d’inégalité entre un couple composé d’un homme et d’une femme qui, en raison d’une infertilité diagnostiquée, recourait à la technique de l’AMP pour satisfaire leur désir d’enfant, et un couple de femmes également habité par un désir d’enfant et ne pouvant accéder à cette même technique. Les deux situations sont différentes au regard de leur possibilité d’avoir un enfant. Il aurait donc été faux de recourir à l’argument d’égalité et de non-discrimination pour que soit proposée cette ouverture de l’AMP aux femmes vivant en couple ou seules.
Ne pas reprendre cet argument vise sans doute à empêcher la revendication de la légalisation de la gestation pour autrui (GPA). Cependant, cette revendication viendra au moins par un autre argument qui est celui de l’égalité des « modes de filiation ». En effet, le projet de loi entend promouvoir « l’égalité des droits et des devoirs pour tous les enfants dans leurs rapports avec leurs parents ».
Le droit peut-il à ce point nier les réalités du corps et du lien charnel ? Il est manifeste que les « modes de filiation », qui visent en fait les modalités selon lesquelles l’enfant vient au monde, sont différents et inégaux. Cela se voit tous les jours dans la vie courante : une inégalité de fait existe entre l’enfant né d’une femme seule par insémination avec donneur (IAD) et l’enfant né d’un homme et d’une femme. Avec ce projet, la loi considérerait qu’il y a « égalité », autrement dit équivalence pour un enfant d’être issu de la relation d’un homme et d’une femme ou d’être issu d’une femme qui a été inséminée, celle-ci étant seule ou vivant en couple avec une autre femme.
Comment laisser croire à ces enfants devenus adolescents ou jeunes adultes que ces deux situations sont égales puisque l’un peut naturellement dire « papa », tandis que l’autre sera incapable de prononcer ce mot car on lui en aura légalement enlevé à jamais toute possibilité ? Supprimer l’ascendance paternelle est « une atteinte à la filiation », pour reprendre l’expression que Sylviane Agacinski emploie déjà à propos de l’effacement du tiers-donneur masculin dans l’AMP avec donneur 4 .
Ici, le projet de loi pose l’établissement de la filiation « par déclaration anticipée de volonté ». Cela soulève une question redoutable : le mode de filiation établi juridiquement permettrait de considérer l’enfant comme fils ou fille de deux « mères » sans distinction, selon le droit, entre la femme avec laquelle il a tissé un lien gestationnel et qui a accouché de lui, et l’autre femme qui est l’épouse civile de cette femme. Comment l’enfant devenu adolescent et jeune adulte acceptera-t-il ce travestissement juridique de la vérité ?
Le projet de loi accrédite donc l’opinion selon laquelle le lien gestationnel ne mérite aucune considération. S’il en est ainsi, comment l’argument de la violence faite aux femmes dans la GPA en raison de la blessure de ce lien – argument central avancé par le CCNE 5 – pourra-t-il être soutenu ? Enfin, il n’est pas difficile de voir que cette première brèche dans la règle mater semper certa est, faisant de l’accouchement le fondement de la filiation maternelle, prépare le terrain à une légalisation de la GPA. On croit entendre déjà l’argument : « Puisque ce n’est pas toujours l’accouchement qui fait la mère, la négation de la maternité à l’égard de la femme enceinte pour le compte d’autrui ne pose finalement pas de difficultés. »
De plus, s’il y a égalité des « modes de filiation », autrement dit des manières d’obtenir un enfant, comment refuser le mode de la GPA ? Le refus manifesterait que les « modes de filiation » ne sont pas tous égaux, ce qui serait une contradiction dans le droit. Selon l’argument de l’égalité, cette contradiction ne résistera pas.
En instituant une filiation ne pouvant s’autoriser de la vraisemblance biologique, le projet de loi entend fonder ce lien sur la « volonté 6 » des adultes, laquelle « permet de rendre compte du projet parental »
(article 4). Bien que l’enfant soit une « personne », comme le souligne le Conseil d’État, il sera – si la loi est votée – désormais soumis à la volonté, unilatérale, de celles et ceux qui édictent un « projet parental ». Avec la notion juridique de « projet parental », le « droit de puissance » sur les enfants est revenu dans notre droit, alors qu’il en avait été patiemment retiré pour laisser place au respect des droits des enfants. La Convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par la France, l’atteste avec bonheur. Avec ce projet de loi, n’assistons-nous pas à une régression qui a été dénoncée avec force 7 ? De quelle manière respecte-t-il la « considération primordiale » de « l’intérêt supérieur de l’enfant » stipulée en son article 3 qui est d’application directe en France ?
Avec ce projet de loi, la volonté des adultes prime sur le réel du corps et des liens charnels ! Comment sera encadrée cette « volonté » – par nature arbitraire et potentiellement fantasmatique – de telle sorte qu’une fausse égalité juridique ne masque pas une inégalité de fait ?
Un paradoxe (une contradiction ?) ne manque pas de sauter aux yeux. Aujourd’hui, la quête des origines est de mieux en mieux connue et identifiée. Or, d’un côté, la « volonté » se substitue au réel corporel et charnel, tandis que d’un autre côté, le lien charnel reprend ses droits par la quête des origines et le souhait de connaître l’identité du tiers-donneur. Ce paradoxe invite à penser une vision cohérente de l’être humain dont l’esprit et le corps sont indissociables. Spiritualiser l’être humain en le réduisant à une « volonté » ne conduit-il pas à une impasse en niant le réel corporel et charnel ?
Par ailleurs, le projet de loi autorise le double don de gamètes (article 2). N’est-ce pas dans le fond nier toute signification au lien charnel ? Car si la loi actuelle interdit ce double don, c’est précisément en raison de la consistance et du sens de ce lien charnel qu’il faut maintenir au moins pour une lignée généalogique.
En outre, le projet de loi envisage la possible levée de l’anonymat (article 3). Celle-ci ne compensera pas l’absence de père délibérément provoquée dans le cas d’AMP pour les couples de femmes et pour les femmes seules. Mais pour l’enfant devenu majeur qui connaîtra l’homme, son géniteur, cela ne risque-t-il pas d’exacerber chez cet enfant majeur – ayant pour parent une femme ou deux femmes son désir d’avoir un père en cet homme-là qui a un lien charnel avec lui ? La loi le lui interdira tandis qu’elle aura autorisé la réalisation de désirs de certains adultes ! Est-ce juste ?
De plus, le projet de loi laisse la possibilité de subordonner l’accès à l’identité du donneur à son consentement. N’est-ce pas là encore l’établissement de discriminations entre les enfants soumis au choix des adultes qui opteront pour tel tiers-donneur en raison du consentement ou non de ce dernier ? Un enfant, qui le souhaite, pourra à sa majorité connaître l’identité de son donneur, tandis qu’un autre enfant, qui le souhaite pareillement, ne le pourra pas. Comment gérer cette discrimination qui peut engendrer de douloureuses frustrations si, par exemple, ces deux jeunes adultes sont amis dans le même lieu d’étude ou de travail, ou le même club de sport ?
Là aussi, il ne s’agit pas du nombre d’enfants potentiellement concernés, mais d’un principe applicable à tout être humain et d’une loi civile appelée à promouvoir l’intérêt général.
Enfin, comment ne pas s’interroger sur l’avenir qu’autoriserait une telle ouverture de l’AMP ? Sa légalisation ouvre la porte à une autre conception du droit puisqu’il substitue la « volonté » des adultes, voire leurs désirs, au réel. Au nom de quels principes éthiques l’expression de certaines volontés ou désirs ne sera pas prise en compte ? Comment unir une société si celle-ci devient l’addition de communautés de désirs, chacune étant constituée autour d’un même désir revendiqué ?
Avec ce projet de loi, une interrogation récurrente est à nouveau posée : De quelle manière asseoir une réflexion commune à partir du « principe de dignité » qui, comme le souligne le Conseil d’État, est « au frontispice » de notre édifice juridique de bioéthique, si cette « dignité » est remplacée par la volonté ou le désir ? Du « principe de dignité » découlent nos grands principes éthiques. Or, le terme « dignité » est absent de l’exposé des motifs de ce projet de loi ! L’intitulé du Titre 1 du projet de loi est pourtant sans ambiguïtés : « Élargir l’accès aux technologiques disponibles sans s’affranchir de nos principes éthiques. »
Face à cet intitulé, trois autres considérations peuvent être prises en compte : la gratuité, le refus de l’eugénisme, la médecine. En effet, celles-ci expriment un doute sur la permanence de « nos principes éthiques ».
1. La summa divisio entre les personnes et les choses qui structure notre système juridique donne une force admirable à notre conception de la personne humaine : celle-ci n’est pas un bien et ne peut donc faire l’objet de commerce, d’échanges tarifés ou de marchandages. Or, comment la France fera-t-elle pour trouver le sperme suffisant dont la demande augmentera nécessairement si est légalisée l’ouverture de la PMA à toutes les femmes ? Entrera-t-elle dans une attitude hypocrite : interdire la vente de sperme sur son sol et acheter du sperme à l’international, ou laisser les citoyens français s’en procurer à l’étranger en l’achetant ? Souligné par le Conseil d’État, le « principe de gratuité » des éléments et produits du corps humain est une ligne rouge qu’il est impossible de franchir sous peine de ne plus pouvoir parler haut et fort de la pleine dignité de tout être humain et du respect qui lui est dû.
2. Si le désir devenait peu à peu la seule source de notre droit, comment éviter « l’eugénisme libéral » sur lequel des auteurs aussi divers que Jürgen Habermas et Jacques Testart attirent notre attention ? Il devrait être possible d’encadrer le « projet parental » afin que les adultes qui le formulent ne soient pas tentés d’exiger que leur soit produit l’enfant conforme aux caractéristiques attendues. Sinon, n’y aura-t-il pas là l’émergence d’une société de la discrimination sur la base de qualités requises pour être accepté comme un être humain ?
Une société où le désir serait roi n’ira-t-elle pas vers le rêve de l’homme augmenté, selon le mirage de la force ou de la domination qui rendrait davantage heureux ? Ce mirage, maintes fois apparu au cours des âges, a toujours été réduit à néant par les philosophes qui, attachés à la raison, pensent le réel en ayant de la considération pour la condition vulnérable de l’être humain et pour ses limites. Vulnérabilité et limites dont ils ont perçu une signification attestant la grandeur de l’être humain. Une telle pensée aboutit à l’égale dignité de tous, quelles que soient les fragilités des uns et des autres ; elle promeut l’authentique fraternité. Cette vulnérabilité et ces limites apparaissent aujourd’hui comme un non-sens en raison de techniques qui permettent de s’en affranchir ; cela promeut insidieusement la loi du plus fort sur le plus faible.
Au sujet de cet « eugénisme libéral », trois autres interrogations méritent de l’attention.
Le premier point est relatif à l’encadrement de la possibilité accrue du dépistage génétique anténatal et la manière de transmettre l’information qui en découle (article 19 du projet de loi). Comment cet encadrement permettra-t-il que soit vraiment reconnu que la personne avec un handicap jouit des mêmes droits fondamentaux que les autres personnes humaines ? Parmi d’autres réalisations, l’Arche fondée par Jean Vanier ainsi que la journée européenne de la Trisomie 21, le manifestent admirablement. Ne faudrait-il donc pas inscrire dans ce projet de loi une promotion plus affirmée d’une société inclusive au nom de la fraternité ? Faute de quoi serait maintenue une contradiction flagrante : d’un côté, afficher le désir politique d’une telle société, et, d’un autre côté, offrir de plus en plus les moyens techniques conduisant à l’exclusion au nom des libertés individuelles.
Le deuxième point concerne « la modification d’un embryon humain », prévue à l’article 17 du projet de loi : Comment préciser juridiquement qu’elle ne peut être obtenue, même avec des cellules de la même « espèce » humaine, en vue d’un accroissement de ses potentialités, sous peine d’ouvrir la voie aux manipulations accréditant qu’il est bien d’aller vers l’homme augmenté ?
Le troisième point considère l’accès à l’AMP pour toutes les femmes, y compris celles qui vivent en couple avec un homme et pour lesquelles il n’y a aucune infertilité diagnostiquée. Comment éviter que se réalise le souhait de certains de ces couples de recourir à l’AMP avec donneur, voire en pratiquant une fécondation in vitro avec double don de gamètes, afin que l’enfant aient les caractéristiques convoitées par ces couples ?
L’enfant demeure un don à recevoir tel qu’il est, tout en tentant de soigner le mieux possible ses pathologies. Avec les tests génétiques, comment encadrer la prévention afin qu’elle ne glisse pas vers un eugénisme ?
3. Enfin, quel rôle assigner à la « médecine » au sujet de laquelle le Conseil d’État note « la transformation des attentes envers [elle] » ? Que devient-elle si elle n’est plus appelée uniquement à guérir des pathologies ou à accompagner les malades chroniques ? Sommée de réaliser les désirs de personnes non malades, jusqu’où sera-t-elle conviée à agir ? Devenus « prestataires de services », les médecins auront-ils la possibilité d’exercer réellement et librement leur responsabilité ? Quels critères objectifs permettront d’arbitrer les priorités de dépense si le critère pathologique n’est plus déterminant ? Comment faire pour que soit maintenu un critère de justice d’accès aux soins en considérant d’abord celles et ceux qui subissent une réelle pathologie tandis que d’autres, indemnes de pathologies, veulent recourir à la médecine pour leur désir ?
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Plus généralement, notre droit continuera-t-il à être organisé autour d’une certaine conception de la personne humaine et de sa dignité ? Voulons-nous consentir au réel humain qui a ses propres exigences pour tous de telle sorte que nos contrats et nos interdits en soient le reflet ? Ou décidons nous que ce réel n’existe que par et dans les contrats que les hommes nouent les uns avec les autres, au détriment de certains d’entre eux ? Respecterons-nous chacun – petits et grands – en raison de sa dignité, source d’une authentique fraternité ? Ou laissons-nous les plus forts dominer les plus faibles, en raison d’un usage désordonné de la technique ? Sans doute sommes-nous appelés à penser éthiquement ensemble la place de la technique, comme nous y interpellent tant de penseurs aussi divers que Bernanos, Ellul, Habermas, Levinas, Benoît XVI, pour n’en nommer que quelques-uns.
Certains promeuvent « l’immense révolution humaine » du droit de filiation détaché de tout ancrage charnel et fondé sur l’intention et le consentement. Or, le Conseil d’État souligne que « l’enveloppe charnelle est indissociable de la personne » et que le droit français consacre ainsi « l’indivisibilité du corps et de l’esprit ». Sur la base de ce constat, il est possible d’avancer la pensée suivante : Si le « modèle français de bioéthique » repose sur la dignité humaine, il se construit en référant toute avancée scientifique et tout désir à une donnée stable qui nous précède et qui nous est donnée comme un bien précieux à sauvegarder avec autant de détermination que nous voulons sauvegarder la planète qui nous précède et nous a été donnée, car « tout est lié », selon la pertinente formule du pape François dans Laudato Si’. Dès lors, face aux techniques toujours plus sophistiquées et de plus en plus mises à la portée de tous, comment recevoir comme un bien l’être humain qui nous précède et comment le protéger grâce à un droit qui institue des relations propices à son développement intégral, ce qui contribuera à une société apaisée et rassemblée ? Les techniques distillent un sentiment de puissance orgueilleuse, estimé comme un juste positionnement de l’être humain face à ses limites ou à ses vulnérabilités. Alors que son rapport à la création est de plus en plus questionné afin qu’il passe d’une attitude de domination à son égard à une attitude de respect, le questionnement biblique de saint Paul résonne avec acuité au sujet de l’être humain : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu, et si tu l’as reçu, pourquoi t’enorgueillir comme si tu ne l’avais pas reçu ? ».
Mgr Pierre d’Ornellas Archevêque de Rennes Responsable du groupe de travail Église et bioéthique de la CEF
Membres du groupe de travail
Mgr Pierre-Antoine Bozo, évêque de Limoges
Mgr Olivier de Germay, évêque d’Ajaccio
Mgr Hervé Gosselin, évêque d’Angoulême
Mgr Vincent Jordy, évêque de Saint-Claude
Mgr Matthieu Rougé, évêque de Nanterre
Père Brice de Malherbe, Collège des Bernardins à Paris
Père Bruno Saintôt, Centre Sèvres à Paris.
1 Cf. CEDH, 2 juin 2015, n° 22037/13, Canonne c. France, § 28 et 32.
2 Dans la participation aux États généraux de la bioéthique, sur 6353 participations sur Internet, 89,7% ne sont « pas d’accord » avec l’affirmation « il faut ouvrir l’AMP (PMA) aux femmes seules et aux couples de femmes ».
3 Le 26 juin 2017, un sondage Opinionway révèle que 77% des Français estiment que « l’État doit garantir aux enfants conçus grâce à l’assistance médicale à la procréation (AMP) le droit d’avoir un père et une mère ». Le 15 juin 2018, un sondage IFOP montre que 93% des Français estiment que « les pères ont un rôle essentiel pour les enfants », tandis que 89% pensent que « l’absence du père, c’est quelque chose qui marque toute la vie ». En septembre 2018, un sondage IFOP révèle que 82% des Français pensent qu’il y a « nécessité de garantir aux enfants nés par PMA le droit d’avoir un père et une mère ».
4 Sylviane AGACINSKI, Le tiers-corps, Seuil, 2018, p. 103.
5 Voir l’Avis n° 126, p. 36 : « Qu’elle soit animée par le besoin d’argent le plus souvent, un désir altruiste plus rare, et/ou qu’elle ressente un bien-être à être enceinte rapporté par certaines, le sentiment vis-à-vis de l’enfant qu’elle porte, qui se développe et se manifeste en elle, est sans doute variable, ambigu, mais réel. La naissance de l’enfant se fait dans un contexte de “rupture” du lien qui s’était établi. Cette rupture est souvent douloureusement ressentie par la gestatrice, même quand elle s’y croyait préparée, et peut être source de dépression. Certains parlent d’”abandon programmé” de l’enfant. » Voir l’Avis n° 129, p. 123 : « Le CCNE a estimé dans les deux situations que ces demandes de GPA portaient atteinte à l’intégrité des femmes porteuses de grossesse pour autrui, à la fois dans leur corps, dans leur affectivité, dans leur vie familiale. L’analyse des relations entre les intervenants dans le cadre d’une GPA a d’ailleurs montré un nombre important de risques et de violences, médicales, psychiques, économiques, observables dans toutes les GPA. »
6 Dans l’actuel projet de loi, le mot « volonté » intervient presqu’exclusivement pour les articles 4 ou 4bis (14 fois à chacun de ces deux projets d’article). La volonté unilatérale des adultes s’impose à l’enfant et se substitue à l’équilibre construit par le droit commun prenant en considération les différents aspects de la filiation : charnel (lien biologique), vécu (possession d’état), juridique. Si la volonté joue actuellement un rôle dans la filiation, cette volonté n’est pas unilatérale : lorsqu’un homme reconnaît un enfant qu’il sait ne pas être le sien, cette volonté suffit à établir la filiation mais la loi met à disposition de l’enfant une action en contestation de cette paternité qu’il pourra exercer s’il le souhaite. La loi n’impose pas la réalité biologique (nul n’a l’obligation de rechercher sa filiation biologique) mais permet à chacun de la faire établir. Au contraire, dans le projet, la volonté unilatérale d’une femme, son intention d’être mère de tel enfant, est imposée à l’enfant définitivement sans possibilité pour lui de contester cette intention. En cela, l’enfant est totalement livré à la volonté des adultes, qui décident entre eux de la filiation de l’enfant, cette décision lui étant imposée définitivement. Cette volonté est si puissante qu’elle interdit à l’enfant d’avoir un lien de filiation paternelle.
7 Cf. Catherine LABRUSSE-RIOU, « Projet parental, projet biomédical : la reconstitution des “droits de puissance” ? », La recherche sur l’embryon : qualifications et enjeux, Les Études hospitalières, 2000, pp. 117-132.